4. L’amour passion : Tristan et Iseut, Roméo et Juliette

A. Les mythes

Tristan, orphelin, est élevé par son oncle, le roi Marc de Cornouailles qui le charge d’aller en Irlande chercher sa future épouse, la princesse Iseut la Blonde. Sur le bateau du retour, Tristan et Iseut boivent par erreur un philtre d’amour destiné au roi Marc et à Iseut. Les voilà unis à jamais par un amour contre lequel leur volonté ne peut rien.

Ils demandent pardon au roi, et Iseut retourne à la cour. Passé en Bretagne, Tristan se laisse persuader d’épouser la sœur de son ami Kaherdin, une autre Iseut, Iseut aux Blanches mains, mais il pense toujours à Iseut la Blonde.

Blessé, agonisant, il envoie Kaherdin chercher Iseut la Blonde qui seule peut le guérir. Trompé par un tragique mensonge de sa femme Iseut aux Blanches Mains qui lui fait croire qu’Iseut la Blonde n’a pas répondu à son appel, Tristan meurt avant que cette dernière arrive. Celle-ci embrasse son bien-aimé puis le suit dans la mort. (Béroul et Thomas, 12° s., Tristan et Iseut, Garnier)

Roméo et Juliette, de Shakespeare, est aussi l’histoire d’un amour passionnel. Deux familles, les Montaigu et les Capulet, se haïssent. Un Montaigu, Roméo, et une Capulet, Juliette, bravant leurs préjugés, s’aiment de toute l’ardeur de leur jeunesse. Contrainte d’épouser un homme qu’elle déteste, Juliette absorbe un narcotique et est ensevelie. Lorsque Roméo accourt, il croit sa bien-aimée morte et s’empoisonne. Lorsque Juliette se réveille, elle se poignarde sur le cadavre de Roméo.

Ces deux histoires ayant à peu près les mêmes caractéristiques, nous nous limiterons à la première.

Dans un essai célèbre, L’amour et l’Occident (10/18, 1979, p. 32), Denis de Rougemont a accusé Tristan et Iseut d’être le mythe occidental qui a le plus contribué à répandre l’idée que le seul amour vrai est l’amour passionnel. Il a créé ainsi une nostalgie de ce type d’amour et une confusion dont l’amour conjugal passionné a fait les frais. Dans ce roman la passion est éprouvée comme fatale, les règles sociales et morales sont transgressées, l’amour réciproque est malheureux et il a, selon Denis de Rougemont, trois caractéristiques:

  • Cet amour a besoin d’obstacles.
  • Ce que les amants aiment, ce n’est pas l’autre, c’est le fait même d’aimer.
  • Cet amour est lié à la mort.

Ce mythe exerce encore de nos jours une grande influence. Dans la ligne des romantiques, nous continuons à considérer l’amour comme une fatalité. Le philtre rendit amoureux Tristan et Iseut. De même, « tomber » ou non amoureux, le rester ou non, dépend du destin, du hasard, c’est un amour passif, où la volonté n’a rien à dire.

France Quéré souligne que dans la formule souvent entendue « On verra bien si ça marche, on se séparera si ça ne marche pas », c’est la passivité qui prédomine, toute notion de volonté est absente. On souhaite que ça marche, mais on ne le veut pas.

« L’amour ‘marchera’ ou pas, on ne peut le deviner. Le verbe marchera exprime une étrange dérobade de la volonté, et le sujet lui-même s’est enfui, comme en témoignent ces deux indéfinis, qui désignent un être et une chose : on, c’est-à-dire les amoureux, ça, c’est-à-dire leur amour. Tout se passe comme s’ils étaient au cinéma, regardant se dérouler un film qui se trouve être leur vie. » (France Quéré, La famille, Seuil, 1990, p. 204)

Thanatos (la pulsion de mort) n’est plus loin d’Eros (la pulsion de vie). « La tristesse que Tristan porte dans son nom s’exprime bien davantage que la joie de vivre. » (Xavier Lacroix, Les mirages de l’amour, Bayard/Centurion, 1997, p. 49)

Deux auteurs, Le Gall et Simon (Les caractères et le bonheur conjugal, P.U.F., 1965) ont, dépassant la seule légende de Tristan et Iseut, élargi leur réflexion à l’amour passionnel en général, que l’on retrouve dans de nombreux romans : Madame Bovary, Phèdre, Belle du Seigneur, L’amour à mort, etc.

Pour eux, l’amour passionnel (qu’ils nomment amour de nuit et de mort) est radicalement l’opposé de l’amour conjugal (qu’ils nomment amour de jour et de vie). Il est pathologique, subi, tragique, contrarié ; il ne naît à l’aise que dans l’impossible. Il est fréquemment adultère. Il implique le refus du changement, de la séparation, du dépassement, pour se suffire à lui-même. Il se nourrit de l’attente du malheur, et de la peur que la relation doive cesser.

B. La réalité

« Entre l’amour conjugal et l’amour passionnel, il n’est pas de commune mesure : le premier va vers la mort comme vers son espérance, le second va vers la vie comme vers sa raison d’être. » (p. 112) Pour Le Gall et Simon, loin d’être subi, douloureux et tragique, l’amour conjugal authentique est actif, joyeux et optimiste.

Voici quelques unes des caractéristiques de l’amour vrai :

1. Le don

C’est-à-dire le désir de faire plaisir à l’autre et, ce faisant, de trouver son propre plaisir ; la sollicitude, le respect, le besoin d’association et de dépendance (« Ce serait dur pour moi de me passer d’elle. »), le désir et le plaisir d’être avec l’autre, la prédisposition à secourir (« Je ferais n’importe quoi pour l’aider. »), l’exclusivité et l’absorption dans l’autre, l’intimité, la concentration mutuelle. Aimer, c’est prendre plaisir à… Dieu dit de Jésus : « Voici mon Fils bien-aimé, en qui je prends tout mon plaisir. » Le manque de plaisir quand on est avec son conjoint est un indice, un clignotant nous avertissant que l’amour a diminué.

Pour l’amour véritable, « je t’aime » implique et sous-entend « je veux t’aimer ».

« Etre amoureux n’est pas nécessairement aimer. Etre amoureux est un état, aimer est un acte », dit Denis de Rougemont, qui à l’amour-passion oppose l’amour-action.

Au cœur de l’amour se trouve le don de soi. Or le don ne peut être vrai que s’il est total, sans réserve, sans calcul, sans rétention, sur le moment et dans le temps. Là où le don est partiel et limité, il n’est plus, c’est une relation économique de prêt, de bonne volonté. Là où on ne se donne pas, on se prête l’un à l’autre.

Dans la Bible, le modèle de l’amour du couple, c’est l’amour du Christ pour son Eglise.

L’amour se donne ou il n’est pas. Il ne se donne pas seulement une fois, au début, mais il est don tous les jours renouvelé, ce qui le rend libre.

Bien sûr, ne rêvons pas, dans l’amour on ne donne pas seulement, on prend aussi beaucoup, et on reçoit !

Si l’amour conjugal n’est pas passionnel, il est très souhaitable qu’il soit fougueux, ardent et même passionné !

« L’amour vrai, dit Christian David, remercie toujours, du plus profond de soi, l’autre d’exister, de simplement être. » (L’état amoureux, Payot, 1971)

2. L’engagement vers l’avenir

« Faisons notre vie ensemble », « je veux vivre pour toi », sont des intentions comportant une volonté. L’amour est une espérance qui veut s’inscrire dans la durée. Loin d’avoir peur du temps, il compte sur lui pour construire le couple. Il n’y a pas d’amour si on n’offre à son bien-aimé que son passé et son présent en refusant de donner son avenir, son devenir.

Le mariage inscrit l’espérance dans la durée, la foi dans l’autre, l’amour qui crée et construit.

Des mots comme serment, promesse, sont essentiels. Un sentiment d’amour ne suffirait pas à fonder un couple, il faut un acte qui lie, une promesse prononcée, une parole : « Tout le sérieux d’un homme est situé dans sa parole », dit Jacques Ellul (Ce que je crois, Grasset, 1987, p. 122).

Le mariage est une alliance. A l’origine, une alliance était un pacte guerrier. De même l’alliance conjugale est un engagement à affronter ensemble les combats que la vie réserve, à lutter ensemble contre les forces de mort. « L’amour est fort comme la mort. » (Cantique des Cantiques 8.6)

Souvenons-nous que le mot amour vient en latin (amor) de deux racines qui veulent dire être sans mort. Donc aimer une personne, c’est vouloir qu’elle ne meure pas, c’est quelque part un vœu d’éternité.

Et comme le dit France Quéré, « Si nous tenons parole, la parole nous tiendra. ». Par leurs promesses mutuelles, les époux lient d’avance le futur au présent, ils affirment leur liberté à travers le temps.

Dans le mariage, on s’engage, selon la formule consacrée, pour le meilleur et pour le pire.

« On reconnaît que dans la relation que l’on noue avec l’être aimé, dans la vie commune que l’on inaugure et qui est alternance, entrecroisement de plaisirs et de douleurs, de bonheur et de malheur, il faudra tour à tour donner et recevoir ; et si l’équilibre est rompu et qu’il faut finalement tout donner sans plus rien recevoir, l’engagement des époux d’emblée témoigne qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime », dit le philosophe catholique Paul Moreau (Ouvrage collectif Le divorce est-il une fatalité ?, D.D.B., 1992, p. 57. Paul Moreau est l’auteur de Les valeurs familiales, essai de critique philosophique, Cerf, 1991).

3. Le besoin de création

On veut créer ensemble des enfants, une maison… Le Docteur André Berge, de l’Ecole des Parents, fait du désir de fondation d’une famille un des critères de l’amour vrai. La déclaration « Je voudrais des enfants de toi » est une pensée d’amour véritable.

4. L’acceptation d’une transcendance

Le couple est vu par les époux comme une unité supérieure instituée et bénie par Dieu.

5. La co-responsabilité

Tout ce qui arrive au couple est ressenti en co-responsabilité, on abaisse ses défenses grâce à la confiance en l’autre. Une épreuve dans le foyer ne sera pas vécue comme une occasion d’accuser l’autre mais d’assumer ensemble, de se construire un peu plus ensemble.

Pour résumer en une formule, l’amour passionnel se fracasse sur le réel, alors que l’amour vrai se nourrit du réel.

Comment nous libérer de l’influence de ce mythe mortifère de l’amour-passion et parvenir à l’amour-action ? C’est la volonté qui est la clé du passage de l’un à l’autre.

Il peut sembler surprenant de rapprocher volonté et amour. Déjà Thomas d’Aquin, reprenant Aristote, disait : « Aimer, c’est vouloir du bien à quelqu’un. » Augustin va encore plus loin : « L’amour n’est autre que la volonté dans toute sa force », ce qui nous fait penser au titre d’un livre de Martin Luther King, La force d’aimer.

Dans l’Evangile, Jésus fait appel à notre volonté lorsqu’il nous ordonne : « Tu aimeras ton prochain (et qui est plus proche de moi que mon conjoint ?) comme toi-même. »

Nous n’avons bien sûr pas cité tous les mythes sur l’amour ou la sexualité qui nous influencent fortement car ils font partie de notre mémoire collective : songez à Don Juan, aux contes comme La Belle au bois dormant, Le petit chaperon rouge, Cendrillon, Blanche-Neige, Barbe Bleue, aux œuvres littéraires, aux films, etc.

Au fond le point commun de tous ces mythes est de nous faire croire qu’aimer dans la durée est facile et qu’il suffirait d’attendre la vague de l’amour pour se laisser emporter par elle…