3. Narcisse ou la fascination du double

A. Le mythe

Ce jeune homme d’une éclatante beauté a déçu Echo et d’autres nymphes amoureuses de lui. Pour le punir, la déesse Némésis le conduit près d’une source. Epris de sa propre image reflétée dans une fontaine, il se penche sur l’eau et languit de désespoir devant son idole insaisissable. « Il se désire, dans son ignorance de lui-même. Ses louanges, c’est à lui-même qu’il les décerne. Les ardeurs qu’il ressent, c’est lui qui les inspire. Il est l’aliment du feu qu’il allume. » (Ovide, Les métamorphoses, III, 415-428, Garnier, 1953, tome I, p. 141) A l’endroit où il mourut pousse la fleur qui porte son nom.

Selon une autre version, l’image de son visage lui rappelle celui de sa sœur jumelle dont la mort prématurée l’avait affligé. René Zazzo reprend cette version dans son étude des jumeaux. Ce dont chacun de nous a rêvé inconsciemment une fois dans sa vie, les vrais jumeaux le possèdent en un certain sens : un alter ego, un double, un autre soi-même.

C’est la raison pour laquelle le mariage d’un des jumeaux atteint dramatiquement l’identité même de l’autre. « L’intime, l’alter ego, est devenu l’intime d’un autre. Impression intolérable d’aliénation, de meurtre, d’absurdité, comme si, dans le miroir, notre propre image avait cessé de nous regarder. »  (René Zazzo, Les jumeaux, le couple et la personne, tome 2, P.U.F,1960, p. 482) C’est le thème du roman de Michel Tournier, Les météores.

Même s’il n’a pas de jumeau, de jumelle, chacun de nous vit cette recherche de soi, cette fascination du regard sur soi-même, qui a pris le nom du héros du mythe de Narcisse. C’est Freud qui a forgé le terme de narcissisme qui désigne le fait de se prendre soi-même comme objet d’amour.

C’est de notre conjoint que nous attendons la fonction de miroir, qui nous aidera à nous construire. « Aujourd’hui, l’individu se pense inachevé ; il a donc toujours besoin de très proches pour l’aider à découvrir des ressources enfouies au fond de lui-même. » (François de Singly, Le soi, le couple et la famille, Nathan, 1996, p. 15)

Lorsque des amants sont sous l’influence de ce mythe, ils peuvent jouer à être pareils, à s’habiller identiquement, à aimer les mêmes choses. Ils sont concernés par la réalisation de leurs propres désirs bien plus que par le souci de l’autre. Tout engagement profond dans la durée, qui risquerait de les enchaîner est vécu comme une menace. Ces amoureux préfèrent cohabiter, et refusent de se marier.

Une particularité des conjoints à dominante narcissique est l’absence de référence à des réalités autres que leur face-à-face. Il n’y a aucune ouverture vers d’autres qu’eux-mêmes.

B. La réalité

Certes, il est nécessaire de retrouver dans l’autre une image de soi-même, de se voir en lui et de s’y voir aimable. Une certaine dose de narcissisme sain est indispensable dans un couple. Mais si notre relation amoureuse n’est que narcissique, elle est vouée à l’échec, car l’être que j’aime est fondamentalement autre. Accepter qu’il est différent et distinct de moi est une démarche inévitable.

Le couple ne devrait pas être refermé sur lui-même, mais ouvert sur des tiers : la société, l’enfant, la réalité, la durée, un engagement social ou religieux, etc. Plus l’amour conjugal est authentique, plus il est ouvert aux autres. C’est ce qu’ont enseigné des philosophes personnalistes comme Jean Guitton, Jean Lacroix, Gabriel Marcel, etc.

Le narcissisme mène à la déception : on reproche à son partenaire de ne pas être le reflet de soi-même. « Quand deux êtres se déçoivent réciproquement, il est à peu près sûr que chacun n’a aimé que soi-même en l’autre. » (Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, Lardanchet, 1946, p. 124)

Nous devons réaliser que notre société est une culture narcissique qui tend à favoriser l’épanouissement personnel au détriment de la cohésion du couple. La promotion du Moi sous toutes ses formes conduit à de nouveaux comportements qui fragilisent le lien conjugal. L’accent est mis sur l’autosatisfaction, sans souci des besoins de l’autre.

« Chaque génération aime se reconnaître dans une grande figure mythologique qu’elle réinterprète en fonction des problèmes du moment. (…) Aujourd’hui, c’est Narcisse qui, pour de nombreux chercheurs, symbolise le temps présent. » (G. Lipovetsky, L’ère du vide, Gallimard, 1983, p. 55)