2. « Ma moitié » ou « les deux ne font qu’un »

A. Le mythe

A l’origine, la terre aurait été peuplée d’êtres androgynes (dotés des caractères des deux sexes) qui voulurent escalader le ciel pour combattre les dieux. Zeus décida de ne pas les détruire, mais de les affaiblir en les coupant en deux. Depuis, chaque moitié est à la recherche de son complément, et désire « se réunir et se fondre avec l’objet aimé et ne plus faire qu’un au lieu de deux. »

Eros, l’amour, « recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul et de guérir la nature humaine. » (Platon, Le Banquet, Garnier-Flammarion, 189 d à 193 d. On retrouve ce mythe ailleurs, dans les Upanishads, le Talmud, et Freud le reprend à son compte dans Au-delà du principe de plaisir.)

Nombreux sont ceux qui croient qu’il existe, quelque part dans le monde, une âme sœur créée spécialement pour eux. Le problème est bien entendu de savoir où elle se trouve et, s’ils tombent amoureux de quelqu’un, de savoir si c’est bien l’âme sœur qui comblera tous leurs désirs et ne les décevra jamais.

Les romantiques ont exalté cette croyance, comme Lamartine :

Mon cœur me l’avait dit : toute âme est sœur d’une âme,

Leur destin, tôt ou tard, est de se rencontrer.

B. La réalité

Cette illusion est à l’origine de toutes les autres, et elle est à la base de nombreux échecs conjugaux.

En effet, lors de la découverte inévitable des défauts de l’autre, nous penserons : ma moitié idéale existe bien quelque part, mais ce n’est pas cette personne, je me suis trompé, je vais chercher ailleurs ! On préférera alors sacrifier le couple que l’on a à celui dont l’on rêve, le conjoint imparfait mais présent avec nous, à notre moitié idéale mais que l’on va rencontrer un jour, c’est sûr…

L’adultère ne tarde parfois pas à se produire : « On trompe parce qu’on s’est trompé, dans la mesure où l’on s’est laissé tromper par l’amour qui se dévoile ici comme un leurre. (…) Les deux amants se trompent, dans la mesure où ils sont trompés par le mirage de l’amour. » (Louis Beirnaert,  Aux frontières de l’acte analytique, Seuil, 1987, p. 153) Au lieu de chercher à changer avec son conjoint, on préfère changer de conjoint…

« Ne plus faire qu’un au lieu de deux » nous rappelle la boutade de Sacha Guitry : « Dans le mariage, l’homme et la femme ne font qu’un, la question est : lequel ? »

Lorsque le nous conjugal abolit le moi et le toi, alors on étouffe dans ce que le sociologue Sennett appelle « les tyrannies de l’intimité » (R. Sennett, Les tyrannies de l’intimité, Seuil, 1979). Trouver la bonne distance dans le couple est difficile.

Parfois moi et toi ont leur espace autonome propre, mais ont des échanges dans l’espace du cercle qui représente la distance entre eux, ce qui leur permet de former un nous. Parfois l’un des deux contrôle l’autre. Ou bien l’un des deux est inexistant, totalement absorbé par l’autre. Ou enfin moi et toi sont si autonomes qu’ils sont de fait séparés et n’ont aucun échange entre eux.

« Aimer, c’est vouloir l’autre comme Sujet. »  (Gabriel Madinier, Conscience et amour, P.U.F., 1962, p. 86) Or être Sujet, c’est être séparé, bien différencié. Le véritable amour suppose que les deux Sujets existent indépendamment l’un de l’autre. Cela suppose donc une certaine solitude, due au fait que les époux sont deux individus séparés, du fait même qu’ils existent : « On peut tout échanger entre êtres, sauf l’exister », dit Lévinas. (Emmanuel Lévinas, Ethique et infini, Livre de poche, 1982, p. 51) Un autre philosophe, Jankélévitch parle de « l’aération du rapport ».

Chaque partenaire devrait préserver son jardin secret, des moments de solitude, pour que son couple subsiste. Pour bien vivre à deux, il faut être capable de bien vivre seul. C’est là le plus grand paradoxe : plus je m’accroche à l’autre et plus j’y tiens, et moins la communion entre nous est possible. Plus j’y tiens légèrement, avec une certaine relativité, dans le lâcher-prise, et plus l’amour devient possible. Il doit y avoir du « jeu » (ou du « je » !) dans le système-couple, de l’espace entre les conjoints.

Donnons ici la parole aux poètes…

« Qui es-tu, toi qui n’es, ne seras jamais, ni moi, ni mien ? Je ne te connaîtrai jamais de manière absolue. Je laisse de l’air, de l’espace, du mystère autour de nous. J’aime à toi. (…) Aimer à toi, et dans ce « à », ménager un lieu de pensée, de penser à toi, à moi, à nous, à ce qui nous rassemble et nous éloigne, à l’écart qui nous permet de devenir, à l’espacement nécessaire à la rencontre… » (Luce Irigaray, J’aime à toi, Grasset, 1992, p. 233)

« Lorsque l’on a pris conscience de la distance infinie qu’il y aura toujours entre deux êtres humains, une merveilleuse vie « côte à côte » devient possible : il faudra que les deux partenaires deviennent capables d’aimer cette distance qui les sépare et grâce à laquelle chacun des deux aperçoit l’autre entier, découpé sur le ciel. » (Rainer-Maria Rilke)

« Aimez-vous l’un l’autre, mais ne faites pas de l’amour une entrave : Qu’il soit plutôt une mer mouvante entre les rivages de vos âmes.

Emplissez chacun la coupe de l’autre, mais ne buvez pas à une seule coupe.(…)

Et tenez-vous ensemble, mais pas trop proches non plus :

Car les piliers du temple s’érigent à distance,

Et le chêne et le cyprès ne croissent pas dans l’ombre l’un de l’autre. » (Khalil Gibran, Le prophète, Casterman, 1956, p. 17)

Notons enfin que ce mythe ne peut mener qu’à la mort du désir, à l’ennui. Freud, lorsqu’il se réfère au mythe des androgynes perçoit que « le principe de plaisir est au service de l’instinct de mort. » (Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Payot, 1951, p. 79-80)

En réalité le désir ne tend pas vers un non-désir, il est plutôt, comme le dit Hegel, « désir de désir, c’est-à-dire désir de rencontrer un autre désir, un sujet de désir lui-même toujours désirant et toujours désirable ». (Xavier Lacroix, Les mirages de l’amour, Bayard/Centurion, 1997, p. 33)