3. Les conséquences d’un complexe d’Œdipe mal résolu
Pour s’allier à l’être qu’on aime, et se relier à lui, il faut d’abord s’être délié de ses parents. Or certains amants ne se sont jamais déliés de leurs parents et ne peuvent pas s’allier ni se relier l’un à l’autre.
Si quelqu’un est resté accroché à l’un de ses parents, il transfère sur son partenaire les craintes, attentes et sentiments qu’il éprouvait jadis envers son père ou sa mère. Ne s’étant pas libéré d’un modèle de relation infantile, il continue à rechercher ce modèle dans la relation amoureuse : il vit ce que l’on appelle un amour névrotique.
Bien que chronologiquement adulte, il est resté un enfant sur le plan affectif. Bien entendu, cela crée de nombreuses tensions et des malentendus dans le foyer parce que derrière une parole ou un geste anodin se projette le souvenir du père ou de la mère auquel il reste lié par la peur ou la rancune, le mépris ou la haine, ou au contraire une affection excessive.
« Un nombre incalculable de fantômes du passé peuplent nos chambres à coucher. Hommes et femmes doivent lutter pour ne pas sombrer dans l’archaïsme de relations mère/fils et père/fille qu’ils ont tendance à reproduire dans leur couple », écrit Guy Corneau.
Il faut parfois oser se poser la question : combien sommes-nous dans notre lit conjugal ? Deux seulement ? ou bien trois, quatre, cinq ou six (si l’on compte, outre les deux conjoints, le souvenir du père, de la mère, de la belle-mère, du beau-père…) ?
Ce problème, extrêmement important, est évoqué dans le verset exposant le plan de Dieu au sujet du mariage (verset cité quatre fois : Genèse 2, Matthieu 19, Marc 10, Ephésiens 5) :
« C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair. »
Pour que deux êtres s’attachent l’un à l’autre, ils doivent quitter leur père et leur mère, non seulement matériellement mais aussi psychologiquement. Cette séparation ne se fait pas en un jour mais se poursuit toute la vie : la tendance naturelle est de revenir vers son père ou sa mère lors de chaque crise personnelle ou conjugale.
Prenons un exemple dans la Bible, celui du couple de David et Mical.
On peut être tenté de juger cette dernière pour son mépris à l’égard de son mari, lorsqu’il danse devant l’Eternel. Mais que de blessures dans sa vie ! Son père, Saül, est un homme irascible, insécurisé, jaloux, violent, ce qui n’ira pas sans laisser de traces dans le psychisme de sa fille. Certes, il accepte de donner Mical à David, car elle l’aime, mais il le fait par calcul : « Je la lui donnerai, afin qu’elle soit un piège pour lui et qu’il tombe sous la main des Philistins. » Elle sauve la vie à David en fuite. Pendant cette fuite, Saül la donne à un autre homme, Palthiel.
De son côté, David a pris d’autres femmes : Abigaïl, ainsi que Achinoam, Maaca, Haggith, Abithal, Egla, etc. Bien plus tard, David envoie reprendre Mical chez son mari Palthiel qui « la suivit en pleurant ». Quelles façons de faire de la part du roi d’Israël ! Cela ne l’empêche pas de prendre encore des concubines et des femmes de Jérusalem, et d’en avoir de nombreux enfants.
Nous comprenons mieux les tensions entre David et Mical, son mépris pour lui. Elle n’a jamais été qu’un pion, que son père d’abord, puis son mari, déplaçaient selon leurs convenances. Elle était donnée aux hommes, elle ne s’appartenait pas. Son seul moyen de contestation et de défense était son corps, qui se refusa à porter un enfant.
Voici quelques situations les plus fréquentes de non-détachement des parents :
A. L’homme resté attaché de manière infantile à sa mère
Auprès de sa compagne il recherche la protection, l’amour inconditionnel, la chaleur que sa mère lui prodiguait ou, au contraire, qu’il aurait aimé recevoir de celle-ci. Sa relation manque de profondeur, son but étant d’être aimé, non d’aimer. Sa femme est nourricière mais plutôt autoritaire, souvent plus intelligente que lui. Elle choisit jusqu’à la couleur de ses chemises, et contrôle sa sexualité. Lui est content qu’elle prenne tout en main, d’ailleurs il l’a épousée pour cela. Il est soumis, faible de caractère, aime se faire dorloter. Il est pour la paix : elle donne les ordres et lui, il obéit. Il ne prend aucune responsabilité.
S’il a découvert l’objet de ses rêves, à savoir le sosie de sa mère, il se sent en sécurité, mais peut-on alors parler d’un couple épanoui ?
Mais si sa femme n’est pas sans cesse en train de l’admirer, si elle veut vivre sa vie en Sujet et désire elle aussi être aimée et protégée, il se sent profondément blessé et déçu. Alors il rationalise : elle est égoïste, elle ne m’aime pas.
Plusieurs indices dans la Bible semblent suggérer que ce fut le cas d’Isaac.
Remontons d’abord à ses parents. Malgré les leçons spirituelles bien connues que l’on peut tirer de la vie d’Abraham et de Sarah, avouons que l’histoire de ce ménage est loin d’être triste !
Abraham oblige Sara à l’appeler son frère et dit d’elle que c’est sa sœur (c’était d’ailleurs sa demi-sœur).
Sara l’appelle aussi mon Seigneur, très exactement mon Baal. Ce terme dénote une relation toujours infériorisante pour elle. Elle a, semble-t-il, peu d’occasions de l’appeler simplement mon mari ou mon chéri. Alors que le besoin premier d’une épouse est la sécurité, chaque fois qu’Abraham rencontre un problème, un danger, il ne trouve rien de mieux que d’imposer à sa femme d’avoir des relations sexuelles, que ce soit avec le Pharaon (Genèse 12.18) ou avec Abimélec (Genèse 20.2).
Il n’est pas étonnant que Sara refuse, sans doute de manière inconsciente, d’avoir un enfant d’un homme aussi insécurisant, et qu’elle somatise et affirme dans son corps son désir d’être reconnue, en étant stérile. Elle est si sûre que c’est elle qui est stérile qu’elle le fait vérifier à son mari en le poussant à avoir un enfant avec sa servante Agar.
Dès que Isaac, le fils promis, naît (le miracle de sa naissance montre que Sarah n’avait aucune malformation physique l’empêchant d’enfanter), il est accaparé par sa mère qui reporte sur lui tout l’amour dont elle est frustrée. Son insécurité personnelle fait qu’elle l’élève en le protégeant de tout : il sera tout sauf un homme d’action et fuira sans cesse les conflits. Il est incapable de chercher lui-même une femme et c’est Abraham qui doit en prendre l’initiative, quand il réalise qu’il est encore célibataire à quarante ans.
Ce n’est que trois ans après la mort de Sara (âgée de 127 ans !) qu’Isaac se marie enfin avec une jeune fille… de la famille de sa mère. C’est dans la tente de sa mère ( !) qu’il conduit sa jeune épouse et Genèse 24.66 précise : « ainsi fut consolé Isaac de la mort de sa mère. »
On imagine les problèmes de ce nouveau couple dans lequel Rebecca ne sert qu’à remplacer Sara dans le cœur d’Isaac. Elle aussi va rester stérile, pendant vingt ans. Et Isaac usera du même procédé que son père : face à un autre Abimélec, il dira de Rebecca qu’elle est sa sœur (Genèse 26.7). Nous verrons plus loin les répercussions que ce comportement a eues sur Jacob, leur fils.
B. L’homme resté attaché à son père
Sa mère était froide et distante et le fils s’est attaché de manière excessive à son père. Le but de son existence sera de lui plaire, de gagner son estime. Avec sa compagne il reste distant, légèrement méprisant, il la traite avec une sollicitude paternelle. Celle-ci est déçue lorsqu’elle réalise qu’elle ne joue dans sa vie qu’un rôle marginal, son compagnon restant affectivement lié à son père ou à tout autre substitut paternel.
Ce fut peut-être le cas de Salomon.
Sa mère, Bath-Scheba, n’avait pas dans le palais la réputation d’une femme vertueuse : quand David était allé la chercher, elle « était venue vers lui » (2 Samuel 11) librement et avait plus que consenti à l’adultère. Elle n’était pas non plus innocente dans la mort de son mari Urie.
Elle n’a donc communiqué à son fils Salomon qu’une image négative de la femme et de la fidélité conjugale. Ce qui explique qu’il épousa la fille de Pharaon, chose que Dieu interdisait. En cela il imitait la désobéissance de ses parents, et il alla même plus loin que son père dans la rébellion puisqu’il eut, étant roi, un harem d’environ mille femmes. Salomon souffrait-il d’un complexe d’Œdipe mal résolu ?
Comme un enfant a besoin malgré tout d’un modèle parental, Salomon resta fixé sur le modèle de son père David, représentant l’ordre et l’autorité. Il accomplit en Israël un extraordinaire travail d’organisation administrative, religieuse et militaire, mais ses femmes non seulement ne lui apportèrent pas l’amour mais détournèrent son cœur de Dieu.
C. L’homme craignait son père qui était dominateur
Il n’osait pas défier ce dictateur. Il s’est alors identifié à sa mère qu’il « défendait » contre son mari. Une fois marié, il se comporte vis-à-vis de sa compagne comme un grand frère. Jacob par exemple complota contre son père Isaac, appuyé par sa mère Rebecca avec qui il vivait en parfaite symbiose. C’est dans le pays de sa mère qu’il s’enfuit devant la colère d’Esaü. Là, il épousa deux sœurs, incapable la nuit de ses noces de faire la distinction entre l’une et l’autre !
D. La femme a adulé son père, l’a materné
Elle sera alors une mère pour son mari. On retrouve ici la même problématique que dans le cas de l’homme resté attaché infantilement à sa mère.
Freud soutenait que pour qu’un mariage réussisse, il fallait que la femme développe des attitudes maternelles envers son mari. Certes, en un certain sens, on peut dire qu’une femme épouse un mari/père/fils, et qu’un homme épouse une femme/mère/fille. Beaucoup d’hommes aspirent secrètement à être maternés, la plupart du temps sans en être conscients. Leur propre mère était aux commandes, et dans notre société matriarcale, le phénomène ne fait que s’accentuer.
Un époux particulièrement passif ou immature réclamera cette forme d’amour de manière inconditionnelle. Il aura besoin d’une femme-mère et l’acceptera comme un dû. Ils vivront en symbiose, en complémentarité d’attentes, mais ne formeront évidemment pas un couple de deux sujets distincts.
Un homme plus indépendant, en revanche, n’appréciera pas du tout ce maternage qui lui semblera trop pesant, car ce qu’il veut, c’est une femme, une amante, et non une mère.
E. La femme a été frustrée d’amour paternel
Son père était souvent absent, ne la câlinait jamais, ne lui témoignait pas d’affection, mais s’intéressait cependant à elle en tant que « jolie poupée ». Elle va donc s’accepter comme objet de désir, objet sexuel de l’homme. Mais en même temps, elle va refuser et mépriser la sexualité et refouler ses sensations sexuelles, car elle n’a pu s’identifier à sa mère qui la considérait comme une « rivale », et éprouvait du ressentiment envers sa beauté.
Le cas est malheureusement très fréquent d’une fillette dont le père l’a abandonnée ou qui simplement ne lui a jamais manifesté d’affection, ne l’a jamais serrée dans ses bras, ou qui est mort. Cette jeune fille arrête de grandir sur les plans sexuel et affectif et deviendra une femme dont la maturité émotionnelle est en fait celle d’une enfant de dix, douze ou quinze ans.
Devenue adulte, elle est toujours une « petite fille » soumise, passive, fragile, qui recherche un substitut paternel. Généralement elle est séduisante, puisque c’est seulement en étant une « poupée » qu’elle parvenait à capter l’attention de son père.
Elle épouse un homme qui pense pour elle, qui aime l’avoir à ses côtés dans un rôle de figurante : « Sois belle et tais-toi ». Il risque de ne pas apprécier du tout qu’elle conquière son autonomie car alors il perd le pouvoir (y compris sexuel) qu’il avait sur cette femme-enfant.
F. La femme a vu son père comme un frère faible
Sa mère était ambitieuse, dominatrice et agressive. Son père était faible, ou simple. Elle a senti qu’il avait besoin d’aide et lui a accordé une sympathie « fraternelle ». Consciemment, elle s’identifie à son père passif, mais inconsciemment elle s’identifie à sa mère dominante. Elle choisira un conjoint inférieur à elle sur le plan intellectuel ou professionnel, et le traitera comme un frère faible, un compagnon inférieur, elle sera « sa sœur ». Sa sexualité sera « fraternelle » et non conjugale.
G. La femme a souffert de voir son père dominé par son épouse
Cette mère dominatrice le réduisait au silence. La jeune fille a toujours ressenti de la compassion pour son père et a eu besoin de se dévouer pour lui. Elle cherchera à sauver tout le monde et aura une profession de soignante ou de travailleuse sociale. Elle épousera un homme handicapé, alcoolique, drogué, délinquant, endetté ou déprimé, qu’elle cherchera aussi à sauver. Si elle n’y parvient pas, elle devient Persécuteur, méprisante envers lui et vindicative.
« La relation finale qu’adopte une femme envers son conjoint, dit un sexologue, relève de celle qu’elle a développée avec son père. On ne dira jamais assez le rôle du père dans le devenir sexuel et conjugal de sa fille. »