2. La relation ternaire

Un autre intérêt du conflit œdipien auquel on pense moins souvent, c’est qu’il s’agit non plus d’une interaction à deux (mère-enfant), mais d’une interaction à trois : père, mère, enfant. Pour la première fois ce dernier prend conscience que son père et sa mère ont des relations entre eux, en dehors de lui. L’œdipe représente l’irruption de la réalité dans l’illusion fusionnelle mère/enfant.

L’introduction du troisième terme, l’importance de la relation ternaire, a été théorisée par Sartre. Renée Marti résume ainsi la pensée de ce philosophe : « L’adéquation de toute relation à deux à la réalité matérielle et sociale passe par l’introduction d’un troisième terme, médiateur et surtout garant du fait que la relation reste ancrée dans la réalité et ne va pas sombrer dans un délire à deux, dans un enkystement psychotique ou pervers. »

Toute relation à deux est amenée à intégrer un troisième terme ou à devenir perverse. Si une mère maintenait son enfant dans un attachement exclusif à elle seule, elle lui préparerait un avenir affectif difficile et à la limite en ferait un psychotique.

C’est le troisième terme qui empêche la dissolution de la personnalité dans celle de l’autre. Par exemple l’interaction professeur/élève suppose un objet qui soit un « médiat » de cette interaction : c’est la matière enseignée.

Le père a une fonction de séparation psychologique de l’enfant d’avec la mère. S’inspirant de l’appel de Dieu à Abraham, le psychanalyste Moussa Nabati imagine ce qu’un père pourrait dire à son enfant :

« Va, va pour toi seul, hors de ton pays et du ventre maternel où tu es comme au paradis béat, sans manque et sans besoin. Sors de là, envole-toi de tes propres ailes. Débrouille-toi pour gagner ton pain à la sueur de ton visage. Abandonne ta maman et trouve-toi une autre femme au prix de tes efforts et de ton travail. Des obstacles surgiront sur ton chemin. Tu seras seul, mais ma promesse t’accompagnera et tu les surmonteras, comme je l’ai fait moi et nos ancêtres bien avant moi et toi. Marche et deviens. »

La vie conjugale présente la même évolution que la vie de l’enfant : elle passe du deux au trois. Si lors du stade fusionnel, les amoureux vivent comme s’ils étaient seuls au monde, ils seront tôt ou tard rattrapés par le monde extérieur, la réalité, la société. Et même, ils éprouveront le besoin d’introduire un troisième terme entre eux deux : un enfant, un engagement social, religieux, un travail, etc. La parole peut aussi jouer le rôle de tiers dans le couple. Dans les premiers temps de leur amour, ils se comprennent sans parole, par les regards, les caresses et les étreintes. Mais bientôt ils comprennent la nécessité de communiquer par le langage.

Des amants qui n’atteignent pas ce stade de la réalité donnent une impression de malaise. Certains se séparent très vite après le mariage parce qu’ils sont déçus de devoir sortir du stade fusionnel et intégrer le fait que leur conjoint est tout à la fois un bon sein et un mauvais sein, et que le monde extérieur existe.

Notre société, par les romans, les films, les journaux, n’aide pas ceux qui s’aiment, car elle tend à imposer la vision névrotique du couple fusionnel replié sur lui-même, lieu secret de toutes les satisfactions émotionnelles. Le statut social du couple, pour être plus équilibrant et stabilisant, doit être intégré dans la réalité de la vie économique, et dans la continuité d’un lignage familial.

Un couple, ce n’est pas un je et un tu seuls l’un avec l’autre et coupés du monde qui les environne.

Nous avons déjà dit que le mariage, loin d’être une affaire privée, est un engagement social, proclamé publiquement, devant des témoins. « Ce n’est pas le couple qui dit qu’il est marié, ni quand il est marié, c’est la société », dit le philosophe protestant Paul Ricœur. On n’est donc un couple qu’en référence à un tiers. Les époux s’unissent non seulement l’un à l’autre, mais leur promesse publique les unit en tant que foyer à la société, donnant ainsi naissance à nouvelle cellule sociale.

Or une rupture s’est établie entre la société et les personnes, qui se traduit par un émiettement du tissu social, la perte du sens des relations entre les gens. De solidaires, nous sommes devenus solitaires. Bien que vivant dans une société dite de communication, le dialogue vrai, la rencontre, l’échange sont rares.

Notons qu’un conseiller conjugal ou un psychothérapeute va jouer le rôle du père lorsqu’il se trouve face à un tel ménage névrotiquement fusionnel : étant dans la réalité et non dans une fusion imaginaire, il représente pour eux cette troisième personne, qui ramène sans cesse à la réalité du monde, qui par la parole, les fait passer de l’imaginaire au symbolique. « Il peut être celui qui aide le couple à passer du stade de l’illusion fusionnelle au stade de la réalité. » (Renée Marti)