2. La colère
Avant d’approfondir l’étude de ce troisième cas et étant donné la connotation très négative attribuée à la colère, nous allons nous y intéresser de plus près.
A. Quatre réactions à l’offense
Lorsque quelqu’un nous offense, nous pouvons réagir de quatre manières différentes :
- Au lieu de nous reconnaître victimes et d’être en colère, nous ressentons de la culpabilité et de la honte. Ce sont alors des sentiments rackets et nous nous détruisons nous-mêmes.
- Nous sommes submergés par une colère excessive qui se transforme en haine, violence et désir de vengeance. Or la colère et la haine ne peuvent aller ensemble car la haine s’exprime quand la colère n’a pas été dite. Ayez de la colère et vous n’aurez plus de haine. Cette agressivité, ce passage à l’acte, n’est pas la bonne expression de la colère, elle ne laisse que déception et culpabilité. En effet, il se produit un renversement de culpabilité : bien que nous soyons victimes, si notre souffrance nous fait réagir avec une colère excessive, nous nous culpabilisons ensuite de ces excès. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, ne confondons pas notre façon excessive de réagir à une offense avec cette offense elle-même.
- Nous sommes en colère, ce qui déclenche un afflux d’énergie dans notre corps. Mais, parce que nous considérons la colère comme négative ou comme un péché, nous ne nous autorisons ni à la ressentir, ni à l’exprimer. Nous la nions et la refoulons. Faute de la tourner contre notre offenseur, ce qui serait juste, normal et sain, nous la retournons contre nous-mêmes. Si nous faisons cela régulièrement, nous risquons de développer à la longue des maladies psychosomatiques telles que l’asthme, un ulcère, de l’hypertension, une colite, la migraine et, surtout, la dépression. Le livre Bien dans ma tête, bien dans mon corps de William BACKUS (Empreinte Temps Présent), évoque les plus récentes découvertes en neuro-psycho-immunologie. De fait, la colère retournée contre soi-même est la cause majeure de la plupart des dépressions. Une fureur refoulée explose toujours tôt ou tard, parfois trente ou quarante ans après l’offense. Nous avons donc tout avantage à retrouver, identifier cette colère et l’exprimer verbalement. Parfois une expression physique, symbolique, de la colère, sera nécessaire, comme frapper des oreillers, crier devant une photo, la déchirer…
- En cas d’injustice, de violation d’un droit essentiel surtout lorsque nous sommes enfant, nous exprimons notre colère. C’est la réaction la plus saine. La colère, comme la douleur dans le corps, a une fonction d’alarme, elle nous signale que quelque chose ne va pas. Comme le voyant d’huile dans une voiture, elle nous avertit d’un problème.
B. La colère dans l’enfance
C’est dans l’enfance que la personne devrait apprendre à exprimer sa colère. Rappelons-nous : quand nous étions enfants, nous donnait-on le droit de nous mettre en colère sans enfreindre un tabou, sans avoir peur de perdre ce à quoi nous tenions par-dessus tout, l’amour de nos parents ?
L’enfant que les parents grondent, parfois violemment, parce qu’il est en colère, en conclut qu’il est rejeté, pas aimé. Il doit apprendre qu’il peut être en colère et continuer à être aimé. Quand nous subissions une injustice, avions-nous le droit à la colère, à l’indignation, avant d’accorder le pardon ? Or, certains parents n’ont pas enseigné que la colère est nécessaire et bonne. Ceux qui ont transmis cela confondaient peut-être colère et violence, et refusaient toute colère par crainte de la violence.
C. La colère dans la Bible
Que dit-elle réellement de la colère ? On trouve environ 600 références bibliques concernant les mots : colère, courroux, fureur, indignation, rage. Un tiers parlent de la colère de l’homme, deux tiers de la colère de Dieu ! A titre de comparaison, le mot amour ne revient que 350 fois…
Il y a plusieurs mots en grec dans le Nouveau Testament pour la « colère ». Comme l’explique Westphal, les deux principaux, orgè et thymos, éclairent sur les deux grands types de colère possibles, bien qu’il y ait quelques variantes. Ainsi, les textes bibliques distinguent la « bonne » colère de la « mauvaise » colère :
- orgè signifie de manière générale la colère-émotion, l’expression normale de l’injustice, la « bonne colère ». On retrouve ce terme dans plusieurs circonstances : la colère que Dieu éprouve face aux péchés des hommes : « Nous étions par nature voués à la colère (orgè) » (Ephésiens 2.3) ; l’indignation de Jésus envers les pharisiens au sujet de l’endurcissement de leur cœur après une guérison un jour de sabbat, « Promenant ses regards sur eux avec indignation (orgè)…» (Marc 3.5) ; ou bien dans la parabole des invités où le maître de la maison est fâché par l’absence des convives « Le maître de la maison, irrité (orgè), dit à son serviteur : va promptement sur les places… » (Luc 14.21) ; ou encore l’irritation de Paul devant les idoles d’Athènes : « Comme Paul les attendait à Athènes, il sentait au dedans de lui son esprit s’irriter (orgè) à la vue de cette ville pleine d’idoles. » (Actes 17.16).
C’est aussi cette colère que Paul nous demande d’avoir en Ephésiens 4.25-28 lorsqu’il écrit : « Mettez-vous en colère ». Notons qu’il n’est pas dit : « si vous vous mettez en colère » ; c’est bien un impératif présent qui est employé ! Ce texte, rappelons-le, est en relation avec la marche dans la vérité avec son prochain. Etre vrai avec son prochain, c’est aussi s’autoriser à être en colère face aux injustices subies.
- thymos est un type de colère violente, agressive, où la personne s’emporte, parfois avec fureur, c’est-à-dire qu’il s’agit de la « mauvaise colère ». Certes, ce terme est parfois employé pour la colère de Dieu face aux iniquités des hommes. C’est le cas en Romains 2.8 : « aux âmes rebelles… la colère et l’indignation » et également neuf fois dans l’Apocalypse. Le plus souvent, le mot indique la colère qu’il nous faut éviter, la colère négative par ses réactions inconsidérées. C’est le cas d’Hérode qui, pris d’une grande colère (thymos), envoie tuer les nouveaux nés juifs de Bethléem (Matthieu 2.16) ou bien les habitants de Nazareth qui sont remplis de fureur (thymos) face à Jésus (Luc 4.28).
C’est cette colère que Paul évoque en Galates 5.20 lorsqu’il écrit que « les œuvres de la chair, c’est la colère (thymos) ». Il oppose dans ce même passage les œuvres de la chair avec les fruits de l’Esprit. L’un d’entre eux, makrothumia, souvent traduit par « patient » signifie « lent à la colère ». Ce terme désigne une colère longue à exploser. Pour qu’elle soit longue à exploser, il faut qu’elle soit là, ce qui sous-entend que la Bible ne dit pas de ne pas avoir de colère, mais demande de la gérer avant qu’elle ne devienne « longue à exploser ». Le fruit de l’Esprit ne consiste pas à ne pas éprouver de la colère, mais à l’exprimer convenablement.
La colère est parfois une mauvaise colère, tout d’abord à cause de son expression inappropriée mais aussi de par son origine, sa motivation. Ainsi Hérode, non seulement est rempli de thymos, une colère exprimée violemment, mais en plus, il en veut à Jésus alors que celui-ci ne lui a pas fait de mal.
En ce qui concerne un autre texte connu sur la colère en Ephésiens 4.26, c’est un autre terme qui est employé : « Mettez-vous en colère (orgé), ne péchez point ; que le soleil ne se couche pas sur votre colère (parorgismos) ». Le terme employé ici, parorgismos, exprime la colère qui couve, celle qui n’est pas exprimée. C’est aussi le même mot utilisé en Ephésiens 6,4 lorsque Paul ordonne : « Pères, n’irritez pas vos enfants ». Ce verset incite donc les parents à ne pas avoir de comportement qui susciterait chez leurs enfants une colère juste qu’ils n’auraient pas le droit d’exprimer.
D. La colère envers les parents
Pour justifier l’interdiction de se mettre en colère et notamment envers ses parents, un autre texte est souvent cité, surtout quand le client a eu des parents difficiles, voire toxiques ou abuseurs : « Honore ton père et ta mère afin de jouir d’une longue vie dans le pays que l’Eternel ton Dieu te donne » (Exode 20.12).
Ce cinquième commandement du Décalogue mérite qu’on s’y arrête, car la mauvaise compréhension de ce passage conduit de nombreuses personnes à un blocage dans leur travail thérapeutique.
Observons tout d’abord que la Bible, dans ce commandement comme dans d’autres textes, parle du père et de la mère comme de deux individus, considérés chacun à part entière. La Bible ne parle pas d’une entité « parents », englobant sans distinction les deux. Voir par exemple Lévitique19.3 ou Genèse 2.24 où il est question de « son père et de sa mère ». Il n’est pas question d’honorer ses parents mais « son père » et « sa mère ». Ce qui compte, c’est le rapport que la personne a en tant qu’individu avec chacun. Parler de « mes parents » n’est pas pareil que de dire « mon père », « ma mère ».
La principale difficulté de ce verset est, comme le souligne l’exégète Alphonse Maillot dans son commentaire sur les dix commandements, qu’on a trop souvent confondu « honorer son père et sa mère » et les vénérer. Or le terme hébreu employé pour honorer, kabèd a pour sens littéral « donner du poids ». (Voir Xavier LEON-DUFOUR, Le vocabulaire de théologie biblique, Cerf, 1988, p.504)
Pour l’hébreu, l’honneur désigne donc la valeur réelle de quelque chose, estimé à son vrai poids. Le respect, précise Ouaknin, rabbin et philosophe contemporain dans son livre Les Dix Commandements (Seuil, 1999, p. 129), c’est « le poids accordé ».
Dans ce verset, cela signifie qu’honorer son père, sa mère, c’est donner, reconnaître le juste poids de l’éducation reçue, c’est-à-dire faire une évaluation critique et reconnaître ce qui a été bon, moins bon, voire carrément mauvais.
LE DROIT D’INVENTAIRE
La difficulté est que le client se heurte à un tabou qui a perduré pendant des siècles : les parents interdisaient aux enfants le droit d’inventaire sur ce qu’ils avaient reçu. Les descendants étaient enfermés dans le silence à ce sujet.
On pourrait l’appeler le complexe de Noé : Noé s’enivre, son fils le voit nu et il est maudit pour cette indiscrétion. De même les adultes ont interdit à leur progéniture de « les mettre à nu », de porter un regard sur ce qu’ils leur ont transmis et sur leur façon de le faire, développant le tabou du droit d’inventaire. Cet interdit s’accompagne de la menace que si quelqu’un regarde ses parents et qu’il les voit nus, la malédiction va tomber sur lui. Mieux vaux alors pour cette personne tirer un voile sur ce passé.
Pourtant, cet inventaire est une nécessité. Notons que c’est le premier commandement auquel est attaché une promesse sur la terre. Si la personne est capable de porter un regard critique, c’est-à-dire d’évaluer le positif et le négatif, ce qu’elle a reçu de bon et de moins bon, voire de mauvais, de son père et de sa mère, et d’en voir les conséquences, alors ses jours seront prolongés sur terre. (A lire à ce sujet Mon père, ma blessure, James SCHALLER, Empreinte Temps Présent, 2000)
Ouaknin souligne qu’inversement, on raccourcit sa vie si on n’attribue pas à ses parents le poids réel qu’ils ont eu.
E. Prisonnier de la colère
Si l’expression de la colère est nécessaire aux débuts du processus de guérison intérieure, en revanche, rester coincé dans cette colère, enfermé dans une colère chronique, finit par freiner le travail thérapeutique. Mais le client a des raisons pour rester dans cette mauvaise colère.
LES « BENEFICES SECONDAIRES » DE LA MAUVAISE COLERE :
- Quand le client exprime sa colère de manière négative, cela lui donne l’impression de mieux tenir la situation en main, de manifester de la puissance, en face de son impuissance passée.
- Il utilise aussi la colère pour se protéger, se sentir moins vulnérable.
- La colère lui sert comme moyen d’affirmer qu’il a raison. Mais vaut-il mieux avoir raison ou parvenir à un mieux être ?
- Grâce à la colère, il se raccroche à son rôle de victime. En « lâchant la colère », il abandonnera ce « rôle ». Cela n’enlèvera pas le fait qu’il a réellement été une victime, mais ce rôle ne dominera plus son identité et sa vie émotionnelle. Il peut très bien exister et demander justice sans être prisonnier de ce rôle de victime.
- La colère lui permet en outre d’éviter d’assumer la responsabilité de ce qui se passe dans l’ici et maintenant.