5. CETTE UTOPIE A DES CONSEQUENCES NEGATIVES

Refuser d’affronter l’autre, c’est mépriser le fait même qu’il existe: « Il n’en vaut pas la peine, je ne perdrai pas mon temps avec lui. » Je deviens en quelque sorte absent, je fais défaut à mon conjoint. Jugeant qu’il n’est digne d’aucun refus, d’aucune contradiction, je le place dans un terrible isolement, je méprise le fait qu’il est autre que moi, qu’il existe en tant que personne. J’en fais un mort vivant.

Une vie commune toujours harmonieuse serait peut-être lisse en apparence, mais impersonnelle et donc mortifère. Elle serait source d’ennui. Ce serait comme des vacances qui n’en finiraient pas: à la longue on s’en lasse. Ou comme un cimetière, trop calme, et pour cause ! Si l’on multiplie les garde-fous, les règles, en vue d’éviter les désaccords, on cesse d’être libres, la créativité diminue. Lorsque des partenaires refusent la réalité de leurs différends, leur vie commune est monotone, statique et non dynamique.

A des époux qui se vantaient devant un ami de n’avoir jamais connu aucun nuage, ce dernier rétorqua: « Eh bien, quel désert ce doit être ! »

De plus le désir d’unanimité est, paradoxalement, conflictuel. Vouloir éliminer les tensions en suscite d’autres. En fait les plus graves différends viennent d’un refus du désaccord. On se dispute au nom de l’entente que l’on veut imposer à l’autre !

Enfin, la recherche de l’unanimité risque d’aboutir au despotisme, qui est l’expression du désir de puissance et de domination sur l’autre. Ceux qui aspirent après une vie à deux sans discorde en concluent logiquement que la solution réside dans l’unanimité de pensée: il n’y aura ainsi pas de motif d’opposition, donc aucune occasion de conflictualité.

Ils rejoignent le philosophe Hobbes qui estimait que, comme les convictions individuelles peuvent conduire à l’opposition, il faut tout faire pour qu’elles n’aient pas la possibilité de s’exprimer. Selon lui, seule l’opinion du souverain est légitime.

Dans un couple, cela voudrait dire que seule l’opinion d’un des partenaires est juste: « De par ma position, c’est moi qui sais le mieux ce qui est bon pour toi, donc je décide et toi tu obéis. » Et voilà comment naissent les petits tyrans !

Cela nous rappelle cette phrase de Rousseau dans le Contrat social: « Celui qui voudra rompre cette unanimité, on le forcera à être libre », c’est-à-dire à obéir à la volonté générale.