2. Deuxième famille du mot silence
La deuxième famille de mots désigne les silences annonciateurs, préparateurs, d’une explosion de vie. Des silences ressemblant à une rivière dans le désert, cachée, souterraine, et qui de temps en temps jaillit, où rejaillit dans une oasis. Ou les silences du chef d’orchestre. Si vous êtes allés écouter un orchestre, vous savez qu’avant que cela commence, chaque musicien, dans la fosse ou sur l’estrade, essaie son instrument.
Mais à un moment donné, le chef vient avec sa baguette, et il tape trois petits coups, pas plus fort que ça… Que se passe-t-il à ce moment-là ? Silence dans l’orchestre, dans la salle, j’allais dire un silence religieux ! Un silence qui tombe. Non pas un silence de mort, mais un silence de vie. Un silence qui veut dire : maintenant va commencer ce pour quoi tu es venu, tu as payé, tu as pris place. Tends tes oreilles, ouvre ton cœur et tes yeux, le spectacle commence.
Et dans ce moment là, dans ce silence porteur de vie, j’attends que la vie se manifeste. Silence annonciateur de vie ! Ces silences sont plus ou moins longs. Mais ce sont des silences précédés, accompagnés d’une parole. Dieu parle, il y a silence, le silence de la foi peut-être, de la confiance, et ce silence me dit : « Attends ! »
« Il est bon d’attendre en silence le secours de l’Éternel. » (Lam. 3.26) Ce silence a duré quatre cents ans : entre Malachie et Matthieu. Entre la promesse que Dieu va venir, et la réalisation de la promesse. Et puis un jour, dans le désert, Jean Baptiste tape les trois petits coups dans l’eau ! Et la Parole arrive… l’attente est récompensée.
Silence de Jésus devant ses juges, silence qui précède et prolonge la parole. C’est aussi le silence d’Abraham. J’aime beaucoup Abraham. L’homme à qui Dieu a parlé, l’homme qui s’est mis en marche, mais l’homme qui a dû vivre des silences. L’ami de Dieu. Celui qui ose sortir pour aller vers lui-même. Il est mis en marche par une parole, et il sort… pour rencontrer des silences.
Vous savez qu’Abraham aura un problème avec le silence, qu’il essaiera de le remplir, justement parce qu’il y a encore en lui des conceptions à changer, et un combat à mener à l’intérieur de lui-même. Il va remplir ces silences de ses actions. Et ses réponses au silence qu’il ne supportera pas tant qu’il ne se laissera pas vraiment changer, c’est, entre autres, Agar et Ismaël. Vingt-cinq ans de silence ! Pour Abraham, c’est long…
On comprend qu’il se soit impatienté sur le fauteuil en attendant que l’orchestre commence à jouer. Et pourtant, il est appelé le père des croyants. Car Abraham se rattrapera, si j’ose dire, au mont Morija (Genèse 22).
Extraordinaire histoire, le Morija. Le silence du Morija. Abraham sait que Dieu, d’une certaine façon, lui a promis la résurrection de son fils. Mais il sait aussi qu’il doit obéir et marcher. Et pendant tous ces jours où il monte vers le Morija avec son fils (précisons, pour les cœurs sensibles, qu’Isaac n’est plus un enfant, il a au moins trente ans), avec le bourricot, le serviteur, le bois… tout le monde se pose des questions, sauf le bourricot peut-être. Ils montent. « Où est le sacrifice, père ? On a le bois, on a le feu, où est le sacrifice ? »
Pensez-vous qu’Abraham ne se posait pas la question ? Et qu’il ne se disait pas : « Ah, si tu déchirais les cieux, si tu descendais… » Si Abraham avait eu une parole d’encouragement, si on lui avait mis des panneaux le long du chemin pour l’encourager… On aurait éliminé le conflit de la vie d’Abraham. Le conflit du silence de Dieu dans sa vie. Pourtant c’est au travers de ce conflit intérieur, face à ce silence insoutenable, déchirant, mais accompagné de la parole, qu’Abraham change. Et d’ailleurs en arrivant là-haut, son nom même est changé. Il devient l’ami de Dieu.
Abraham a compris que silence ne veut pas dire absence. Que le silence ne veut pas dire que Dieu se désintéresse. Mais qu’il signifie tension et transformation de vie. « Il est bon d’attendre en silence le secours de l’Éternel. » Le Psaume 37 dit : « Garde le silence et espère en lui. »
Le silence accompagné de paroles, c’est le silence du Sinaï. Vous avez compris, elle est extraordinaire, cette histoire du Sinaï ! Voilà que Moïse monte pour recevoir la parole. Le peuple est venu pour cela, pour recevoir cette parole-là, et il y a Moïse et Aaron — deux frères. Ces deux frères, c’est moi, nous dit Bonhoeffer. Ces deux frères, ce sont mes divisions intérieures, mes conflits intérieurs.
Voilà donc Moïse montant sur la montagne pour y recevoir la parole. Et Aaron avec le peuple en bas, attendant de recevoir la parole, dans le silence. Quarante jours de silence, c’est long. C’est trop long pour ce peuple qui vient d’Egypte où il fonctionnait dans le faire, le produire, dans l’obligation d’être compétitif. Sa philosophie, c’était de faire. Il ne savait pas rester inactif et se laisser transformer par ce conflit intérieur du silence.
C’est pourquoi il veut faire – et que fait-il ? Un veau d’or. Image tirée de l’imaginaire de l’Égypte, le bœuf Apis. Et avec quoi fait-il son veau d’or ? Avec les bijoux du peuple, mais quels bijoux ? Les anneaux des oreilles, uniquement. Comme pour dire : bouchons-nous les oreilles pour ne pas entendre ce silence, et projetons devant nous une image qui soit une réponse afin d’échapper au conflit que nous imposent les silences de Dieu. Bien pire encore : le peuple dit que la réponse de Dieu, c’est ce veau d’or. Faisons la fête !, propose Aaron. Et ils se divertissent… Et enfin, Moïse descend avec les tables de la loi – vous connaissez la suite de l’histoire (Exode 32).
Chaque fois que je n’attends pas la parole annoncée, promise par Dieu, la parole d’en haut, chaque fois que je cède à la tyrannie de l’urgent et que l’urgent prend le pas sur l’essentiel, chaque fois que je me fie aux schémas que j’ai en moi (même s’ils sont chrétiens, bibliques) plutôt que d’attendre la délivrance de Dieu, la parole de Dieu, je risque fort de me faire un veau d’or. Parce que nous connaissons la Bible, et que nous avons même des livres qui proposent un verset biblique pour chaque problème, il n’y a plus de silences.
Je peux me fabriquer mes propres réponses pour remplir mon silence, en les tirant de ma tête, de mon cœur. J’attire votre attention ici sur la grande tentation qui est la nôtre : vouloir remplir nos silences par des paroles qui n’en sont pas, et qui par conséquent nous empêchent de vivre notre conflit et d’en sortir transformé, ou qui empêchent les autres de le vivre (parce que le silence que les autres traversent, cela me dérange).
J’aimerais tellement, moi, chrétien, fils de la Parole, porteur de la Parole, avoir une parole pour tout le monde ! J’aimerais être toujours en mesure de dire : voilà la parole de Dieu pour toi, mon frère, ma sœur. Mais je serais Dieu ! « Vous serez comme des dieux ! » N’est-ce pas une tentation de vouloir être ces gens qui ont la parole pour les autres ?
Alors que souvent, nous devrions reconnaître humblement le silence, dire : « je ne sais pas ». Et il faut attendre. Je peux te confirmer dans ta foi, t’encourager, je peux avancer avec toi. Mais je dois accepter ma finitude, cette finitude de la parole et, comme Moïse, vivre dans l’attente de la parole sans me culpabiliser.
Il est normal qu’il y ait des temps de silence. C’est là dans ces tensions que nos vies changent. Nous devons accepter simplement de rester homme à l’écoute de Dieu, et non pas vouloir être Dieu pour les hommes.