3. Troisième famille du mot silence

La troisième famille de mots qui évoquent le silence est aussi tout autre. C’est le silence du neutre, de l’inertie, du « destin », un peu comme dans Genèse 1 : « Il y eut un soir (silence de la nuit), il y eut un matin ». Silence de ce temps entre soir et matin. Plus généralement le silence du destin, de ce qui ne nous est pas expliqué. Silence du monde secret de Dieu où l’homme est étranger.

Prenons une image simple. Vous êtes déjà peut-être montés dans un avion, mais très peu d’entre nous avons été autorisés à entrer à l’intérieur de la tour de contrôle de l’aéroport, là où les aiguilleurs du ciel guident les mouvements des avions, leur décollage ou leur atterrissage. Nous n’avons pas la permission d’être là ou sont décidés ces déplacements, de savoir pourquoi, quand et comment ils sont dirigés là ou ailleurs.

Nous savons que c’est à partir de cette tour, à laquelle nous n’avons pas accès, que tout se décide, et d’ailleurs qu’y comprendrions-nous ? Seuls, les aiguilleurs connaissent les raisons des allées et venues de chaque avion. Là résident les pourquoi, les explications aux mouvements de chacun d’eux.

Nous devons nous rendre à l’évidence : nous ne sommes pas, nous humains, admis dans la tour de contrôle du ciel. Il ne nous est pas donné de saisir les tenants et les aboutissants, les causes premières de tout, les raisons en particulier de tel décès, de tel accident, de telle séparation, de tel désert. Je crois que nous ne devrions pas nous sentir découragés ou culpabilisés face au silence que Dieu nous impose quand le mal nous atteint. Il serait préférable d’abandonner cette idée, inexacte d’ailleurs, selon laquelle si nous étions de meilleurs chrétiens, vivant plus près de Dieu, celui-ci nous révèlerait alors tous ses secrets.

Ce monde du silence vient heurter l’homme qui a besoin de compréhension pour être en sécurité. Ce silence, c’est le défi à sa raison. En face du silence de l’infini de Dieu, l’homme prend conscience de sa finitude, de sa limite d’homme. Là se crée l’espace pour la foi en Dieu. Le philosophe Nietzsche disait : « Si je connais le pourquoi, je peux endurer tous les comment ». Ce silence-là est celui qui en appelle le plus à notre foi en la souveraineté de Dieu sur notre vie. Ici la foi, c’est croire que la nuit n’est pas ténèbres, que le silence n’est pas abandon ou absence.

Job, contrairement au silence d’Abraham, n’obtient aucune explication, il ne lui est donné aucune promesse, aucune parole. Il est précipité dans la mort des siens,  la maladie, la souffrance, et il est entouré du silence. Ce silence durera, selon certains commentateurs, quarante ans. De plus Job doit se battre contre les paroles vaines de ses amis, de ceux qui veulent rompre ce silence insoutenable pour la raison. Job leur dit : « Que n’avez-vous gardé le silence ! »

Que de bavardages, face aux Job d’aujourd’hui ! Que de paroles vaines qui finalement montrent la peur du silence, la peur de la rencontre avec soi-même. Si Abraham retrouve son fils après l’épreuve du silence, Job après son épreuve, ne retrouve pas ses enfants. Il en aura d’autres, mais les enfants ne sont pas interchangeables, nous le savons bien. Job garde la blessure du silence. En tout cela, nous dit la Bible, « Job ne pécha point ».

Job, s’il est placé face au silence de Dieu, ne reste pas, lui, dans le silence ! Il parle, il crie, il dit sa colère, son malheur à Dieu. Job apprend  à ne pas tout comprendre de Dieu, il apprend que Dieu ne se réduit à l’image qu’il se fait de lui. Dans nos silences, dans nos conflits intérieurs, nous expérimentons bien souvent « la paix qui surpasse toute intelligence ».

Au fond de son silence de la nuit inexplicable, celle dont parle Jean de la Croix, Job dit : « Je sais que mon Rédempteur est vivant et qu’il se lèvera le dernier ».

Les silences de Dieu dans notre vie nous posent un conflit intérieur, d’autant plus que nous vivons dans une société de communication. Mais pour nous, le silence de Dieu n’est pas l’absence de Dieu. Le conflit dans lequel il nous place est un temps de profonde mutation personnelle.

Terminons en pensant au silence de Jésus sur la croix, et rappelons-nous que s’il a vécu les trois sortes de silence, c’est justement pour que dans nos silences à nous, nous ne soyons plus jamais seuls, et qu’il soit près de nous.