1. Cas cliniques

A. Romain

Il s’agit d’un bébé de 8 mois, qui est hospitalisé depuis sa naissance pour une malformation grave de l’appareil respiratoire. Les difficultés alimentaires ont retardé son départ de l’hôpital. Maintenant, il va enfin pouvoir rentrer chez lui et vivre une vie de bébé. Et voilà que brusquement on parle pour cet enfant d’un trouble psychique grave : le mérycisme, qui traduit un dysfonctionnement grave de la relation mère-enfant (Kreisler L ; Soulé, M. Fain M ; 1974. L’enfant et son corps. P.U.F. Coll Fil rouge).

Romain se fait vomir. Ce comportement inquiète le personnel soignant qui en veut à ce bébé car par ce comportement il leur fait comprendre qu’elles ne sont pas de « bonnes »soignantes. Or certes Romain met la main dans la bouche, parallèlement il adopte une position antalgique (genoux ramassés). S’il se fait vomir c’est que son estomac lui fait mal. Il faut donc évacuer l’air qui distend l’estomac. Aussitôt le comportement du bébé change totalement et il retrouve son sourire.

Romain a été confronté à une incompréhension passagère de l’environnement. Ceci peut mais là il n’est pas question de généraliser car tous les bébés sont différents), augmenter le sentiment de persécution qui est encore très vif à ce moment de la vie et reculer l’âge d’entrée dans la position dépressive décrite par Mélanie Klein et qui est moment crucial du développement : acquisition de la permanence de l’objet, accès au début de la symbolisation, différenciation.

On peut penser que les mécanismes de projection du mauvais sur l’extérieur vont durer chez lui plus longtemps que chez un bébé « normal ». Les difficultés alimentaires importantes chez lui, liées en partie à la peur d’avoir mal, traduisent aussi la peur de ce qui vient du dehors.

Chez l’enfant de moins d’un an, les moyens cognitifs pour comprendre la douleur sont liés au développement de l’intelligence sensori-motrice, c’est-à-dire que l’enfant ignore en l’absence de schéma corporel les limites de son corps et s’attribue tout ce qui est bon, le mal provenant de l’entourage. (Il est fait ici référence aux travaux de J. Piaget, en particulier : Six études de psychologie, 1964. Paris, Folio. Essais)

Sur le plan psychoaffectif, on peut penser (voir plus haut) que la douleur risque de décaler dans le temps la notion de permanence de l’objet et surtout la dissociation entre bon et mauvais objet (SEGAL H., 1964, Introduction à l’œuvre de M.Klein Tr. Fr.1969. P.U.F.)

La notion de permanence de l’objet montre qu’en absence de l’objet il existe une représentation interne qui permet à l’enfant de le conserver. Cette notion est fondamentale aussi bien chez Spitz, que chez M. Klein et Piaget.

Plaquer sur l’enfant un jugement négatif va renforcer la mauvaise image qu’il a de lui (enfant malformé) et aura une incidence sur la formation de son narcissisme primaire qui est à la base de la confiance qu’il aura (ou n’aura pas) plus tard en lui. Je fais ici référence à la notion de « vrai self » définie par Winnicott, et qui est le noyau de la confiance en soi, de sa valeur propre et de l’existence pour soi et non pour l’autre.

B. Dimitri

Dimitri est un petit garçon de 4 ans. Il vient à l’hôpital pour des douleurs dans les jambes. Il ne peut plus marcher. Il est vu aux urgences par un orthopédiste qui pense à un phénomène inflammatoire et qui le met en extension. Il est immobilisé avec des poids au bout des pieds pour soulager les hanches. Ce traitement en général très efficace ne sert à rien.

La douleur demeure, Dimitri ne supporte pas la traction et lutte contre elle, en ramenant les jambes sous lui. Ceci est typiquement une attitude antalgique, mais les médecins ne s’en rendent pas compte. Même sa maman peut à peine le toucher au moment de la toilette.

Au bout de quelques jours à la suite d’autres examens, on découvre qu’il est porteur d’une masse tumorale dans l’abdomen et qu’il y a des métastases osseuses. Le traitement antalgique, morphinique est aussitôt (on devrait dire enfin) mis en route, mais il a fallu attendre le diagnostic pour que la douleur soit reconnue et traitée.

Or l’un des problèmes lié à la douleur aiguë, c’est que souvent les médecins ont tendance à penser que l’enfant en rajoute pour qu’on s’occupe de lui, qu’il est « mal élevé » et la douleur est sous estimée et « mal traitée ».

Le fait de ne pas être cru est quelque chose d’insupportable chez l’enfant qui se sent trahi par le monde externe, voire même par ses parents qui ne savent plus s’il faut croire les médecins ou croire l’enfant. Cela génère parfois une hostilité importante entre l’enfant et son entourage et l’agressivité se manifeste sous forme de rejet. L’enfant se mure, rentre en lui-même, ne communique plus. Plusieurs mois après le traitement chimio-thérapeutique de la maladie, Dimitri refusera de retourner dans un service où on ne l’a pas cru, où on ne lui a pas fait confiance.

La douleur est ici liée à un sentiment d’être différent, d’être incompris, d’être abandonné. 4 ans, c’est aussi à la fois le stade phallique, mais aussi l’entrée dans l’Œdipe (Freud S. 1905. Trois essais sur théorie de la sexualité. Tr. Fr. Paris, Gallimard, 1925).

Le stade phallique c’est être dans la puissance de la virilité, c’est être dans la séduction vis-à-vis de la maman, c’est vouloir prendre la place de son papa que l’on aime quand même beaucoup par ailleurs. Etre incapable de marcher à ce moment-là de sa vie, être sur un lit, perdre toute son autonomie, c’est aussi être blessé dans la représentation que l’on a de soi. Et cette blessure-là peut rester très profonde et facile à rouvrir par la suite.

La maladie, et cela va avec le développement de l’intelligence chez l’enfant telle que la décrit Piaget, peut alors être ressentie comme une punition du désir d’avoir sa maman pour soi tout seul. L’abandon vécu est la conséquence de la culpabilité. Ne pas être cru c’est souvent aussi être méchant. Tout ceci fait corps avec la douleur et peut parfois la majorer.

C. Domitille

Domitille a 5 ans. Elle vient d’être opérée d’une péritonite. Avec son infirmière tout se passe bien. On est à trois jours de l’intervention. Dès que la maman arrive, le comportement de la petite fille change. Elle dit avoir mal, se remet au lit, refuse de manger. L’infirmière a l’impression que la douleur est provoquée par la maman. Les processus intellectuels à cet âge-là, sont très différents des nôtres. L’enfant se fie uniquement à sa perception et ramène tout à lui (quand il marche en montagne, c’est le sommet qui se rapproche !).

La douleur a sa source à l’extérieur, bien souvent dans la maman qui n’a pas pu protéger son enfant. Dire qu’on a mal, c’est d’une certaine manière inquiéter la maman et aussi lui faire payer tout le traumatisme lié à l’intervention et au réveil. C’est lui dire qu’elle est une mauvaise maman qui ne guérit pas, qui n’ôte pas la douleur ; bref, c’est un moyen d’exprimer son agressivité.

La douleur et c’est là un des difficultés à laquelle est parfois (très rarement) confronté le personnel soignant peut aussi être un moyen d’exister, différent de l’autre. En effet dans ce cas particulier, la maman de cette petite fille est une maman très envahissante. Domitille ne peut rien décider. Elle est un peu l’objet de sa maman. Alors avoir mal, c’est peut-être aussi exister de manière autonome, séparée. Et peut-être que plus tard la douleur sera pour Domitille un moyen d’exister.

Ceci pour dire que la douleur physique peut parfois servir à exprimer quelque chose du désir d’exister, mais cela ne doit jamais être un prétexte pour ne pas donner une réponse à la douleur.

Beaucoup d’enfants ont peur de dire qu’ils ont mal, surtout en l’absence de la mère. Un enfant petit, a peur de se retrouver à nouveau au bloc opératoire ! Et puis à cet âge-là on a peur de la piqûre qui transperce, on a peur des mots qui ne veulent pas toujours dire grand chose mais qui peuvent être menaçants. Toutes les mamans disent un jour ou l’autre à leur enfant : tu vas te calmer où… Alors avoir un calmant, c’est quoi ? je me souviens d’une enfant de 9 ans qui disait : « je ne veux pas de calmants parce que ça m’endort, je veux ma mère ».

D. Claire

Claire est une pré-adolescente de 12 ans. Lors d’un cours de gymnastique, elle a ressenti une douleur très violente dans le ventre. Elle s’est pliée en deux et n’a pas pu se relever. Depuis elle ne peut plus marcher. Une hospitalisation faite près de son domicile n’a pas permis de trouver une explication. Elle est transférée dans un service de neurologie pédiatrique avec un diagnostic d’hystérie de conversion (le corps exprime « symboliquement » un conflit entre le Moi et le Surmoi).

Dans l’anamnèse, on trouve des événements qui pourraient étayer cette affirmation. Pourtant, les bilans psychologiques montrent certes une fragilité narcissique fréquente à cet âge, mais ne sont pas du tout évocateurs d’hystérie. Claire se rend bien compte qu’on ne croit pas « à sa maladie » que celle-ci est dans sa tête. En d’autres termes, elle est un peu « folle » et doit être soignée par des « psy » pour guérir.

Cette attitude fréquente chez certains soignants quand on ne comprend pas l’origine d’une douleur qui perdure et/ou qui est parfois fluctuante, est très nocive. Dire à un adolescent que c’est lui qui se crée cette douleur dans un but précis, est très déstabilisant à un moment où se joue une reprise du conflit oedipien. De nouveaux examens vont montrer qu’il s’agit d’une maladie génétique, rare, difficile à soigner.

Claire peut enfin parler de « sa maladie » qui est reconnue comme étant une maladie douloureuse et très difficile à guérir. Que la douleur soit parfois majorée par des événements de la vie tous les jours, cela ne fait aucun doute, mais dire ou laisser clairement entendre que la douleur sert à attirer l’attention, est très violent et cette violence peut jouer sur le narcissisme. A 12 ans, l’enfant est capable d’exprimer très clairement ce qu’il ressent. Les dessins faits par Claire pour montrer les variations vécues par son corps en particulier au niveau de la colonne vertébrale (axe de tout le corps) montrent à quel point ces modifications fluctuantes sont difficiles à vivre. L’atteinte narcissique se joue ici à deux niveaux : l’une au niveau du corps propre qui se dégrade et l’autre au niveau du regard de l’autre qui n’entend pas la souffrance et la dépression engendrée par la maladie.

A douze ans, les moyens d’expression de la douleur sont les mêmes que les nôtres. Sur le plan psychique la fin de la phase de latence et le début de l’éveil pulsionnel lié à l’approche de la puberté peuvent provoquer une grande fragilité narcissique. Ne pas faire confiance à ce qui est montré, c’est augmenter cette fragilité et prendre le risque de déclencher un vécu dépressif. La confiance est la première chose demandée par le pré-adolescent à son thérapeute. Un soutien psychologique qui ne doit en aucun cas se substituer au traitement antalgique, est nécessaire pour permettre à la détresse de s’exprimer (y compris celle des parents qui se sentent alors totalement responsables du symptôme de leur enfant).

E. Leila

Je voudrai terminer en parlant de Leila, bien qu’elle soit une jeune adulte, car son histoire montre d’une manière assez exemplaire l’impact de la douleur sur la constitution d’une personnalité. J’espère que dans les décennies à venir on ne trouvera plus de cas analogue au sien. Elle synthétise à elle seule les effets de la douleur chez le petit enfant, l’adolescent et le jeune adulte.

Cette jeune fille est paraplégique suite à un néphroblastome (cancer des reins) de la toute petite enfance (deux ans), traité par chimiothérapie, mais aussi par radiothérapie. Quand elle parle de cette période, elle parle surtout de son sentiment d’abandon, car sa mère attendait un autre bébé et c’était son papa qui avait pris le relais.

A quinze ans, quand je fais sa connaissance, elle doit être opérée du dos (greffe vertébrale pour lutter contre une scoliose d’effondrement). L’intervention a lieu pendant les vacances d’été. Elle me dit en parlant de sa mère : « elle part en vacances comme d’habitude, elle me retrouvera peut-être au cimetière ». C’est dire que l’angoisse liée à l’intervention est massive et réactive tout le passé.

Dans les jours qui suivent l’intervention, elle développe une anorexie massive. Il lui faut 30 minutes pour avaler les médicaments. Elle est violente en paroles, ne sait pas se faire aimer. Il me semble que son comportement peut être entendu comme « une identification projective » qui est un mécanisme primaire du tout petit pour se débarrasser des sentiments mauvais qui sont en lui. Le vécu douloureux lié à l’intervention la met dans un état de marasme psychique.

Celui-ci provoque une régression importante, qu’elle ne peut exprimer que par le comportement : anorexie et agressivité et dépression. Elle a tellement souffert de ce qu’elle a vécu comme un rejet maternel induit par sa faute (la culpabilité vers deux ans peut être très importante) qu’elle est devenue incapable de se faire aimer.

C’est ce que j’appelle la mémoire du corps. (LESTANG C. 1994. Et si mon corps parlait et si mon corps racontait. Communication aux journées des psychologues de l’AP-AH. Quand certains enfants où adolescents par leur comportement, déclenchent en moi des états émotionnels importants, (colère, tristesse, agressivité), au lieu de parler de contre-transfert, je considère que les émotions qui vivent en moi sont leurs émotions propres, qu’ils ne peuvent verbaliser et que c’est à moi de les entendre et de mettre des mots, c’est-à-dire d’essayer d’assurer la fonction décrite par Bion de « machine à penser les pensées ».)

Quand la douleur est là, le corps se souvient des circonstances qui ont accompagné la première douleur et le vécu de rejet qui a été vécu par l’enfant à un moment où il ne pouvait exprimer en mots ce qu’il ressentait, se traduit dans le comportement. Ultérieurement pour lutter contre les difficultés alimentaires qui persistent, elle sera opérée de l’estomac pour éviter un reflux gastro-oesophagien et alimentée par une sonde gastrique.

Quand Leila parle de cette opération, elle dit avoir eu tellement mal qu’elle a voulu tout arracher pour « en finir ». Elle dit ne plus pouvoir supporter la moindre douleur, car elle a trop peur d’être à nouveau confrontée à ce désir de mourir. Ceci ne correspond pas à ce qu’elle est au fond d’elle même, quelqu’un de vivant qui de fait a déjà trouvé en lui le moyen d’être plus fort que la mort et qui connaît le plaisir d’être vivant au jour le jour. Ce potentiel de vie est une caractéristique des enfants ayant eu à faire face à une maladie engageant le pronostic vital et qui en sont sortis vivants, quelle que soit par ailleurs l’atteinte corporelle.