1. LA RELATION DU BEBE AVEC LA MERE
Pourquoi le couple est-il chargé de si fortes attentes (ce qui d’ailleurs le fragilise) ?
Pourquoi beaucoup en espèrent-ils le nirvana sexuel et émotionnel, l’extase d’une fusion amoureuse sans faille ?
Pourquoi attendons-nous de notre partenaire l’épanouissement personnel, l’accomplissement de nos rêves et de nos idéaux, le bonheur absolu, la symbiose parfaite ?
Mais pourquoi, aussi, changeons-nous si vite d’opinion au sujet de la personne qui partage notre vie, la considérant à un instant donné comme « totalement bonne » et, l’instant d’après, comme « totalement mauvaise » ?
Tout simplement parce que ce bonheur et cette symbiose, nous les avons déjà vécus une fois dans notre existence, dans le ventre de notre mère, mais que très vite nous avons été désillusionnés: la symbiose, la fusion totale, n’ont pas duré longtemps, neuf courts mois seulement. Dès notre venue au monde, notre mère nous a alternativement satisfait et frustré, et nous a semblé tour à tour « toute bonne » ou « toute mauvaise ».
A. LA RELATION MERE/FŒTUS ET MERE/BEBE (JUSQU’A UN AN)
Pendant la vie intra-utérine, le fœtus vit une situation extraordinaire qui ne se reproduira jamais plus: sans même qu’il ait à exprimer ses besoins, quatre éléments à la fois réels et symboliques le comblent: le cordon ombilical lui permet d’expérimenter la relation, l’acceptation, le placenta le nourrit, il flotte en toute sécurité dans le liquide amniotique (ne dit-on pas « ça baigne » pour exprimer une entente parfaite ?). Enfin il satisfait son désir de plaisir auto-érotique en suçant, déjà, son pouce.
A la naissance, qui est, selon Otto Rank, un « traumatisme », il quitte pour toujours cette plénitude, ce paradis. Mais il va instaurer un lien privilégié avec sa mère, lien qui a passionné les psychanalystes. Il est entièrement dépendant de sa mère, au point que Winnicott a pu dire: « Un enfant seul, ça n’existe pas. »
Pour Freud, le bébé aime sa mère non pas comme étant distincte de lui, mais comme étant lui-même. Il n’aime en réalité que lui-même, c’est le narcissisme primaire.
Pour Michael Balint, l’amour que le tout-petit porte à sa mère est un amour primaire. Lorsqu’il vit les inévitables frustrations (la tétée tarde à venir ou bien elle ne le prend pas dans ses bras lorsqu’il le voudrait), naît le « défaut fondamental », qui restera en lui pour toujours. C’est comme la cicatrice que laisse la désillusion de la symbiose parfaite. Le bébé retourne son investissement sur lui-même, c’est le narcissisme. Et surtout il lui en restera une nostalgie qui le poussera à rechercher sans cesse la relation parfaite. Chacun de nous sait que cette relation parfaite (appelée unité-couple par R. Barande) existe, puisqu’il l’a vécue un jour. Il recherchera dans le couple la cicatrisation de cette désillusion de l’union parfaite.
L’originalité de Mélanie Klein, psychanalyste d’enfants, est d’avoir montré que la relation mère-enfant est imprégnée de tragique: le bébé ressent pour sa mère, très tôt et simultanément, de l’amour et de la haine. Il l’aime totalement (il lui sourit) quand elle le satisfait et la déteste aussi totalement l’instant d’après (il hurle de rage) quand elle le frustre, par exemple en lui retirant le sein et en le recouchant après la tétée.
1. L’amour
Le nourrisson expérimente une plénitude comblante où l’on retrouve trois éléments:
- la relation à une personne
- le fait d’être nourri
- la satisfaction érotique (succion du pouce)
Cette plénitude est oubliée par sa mémoire consciente, mais définitivement inscrite dans son inconscient. Plus tard, il sera ainsi poussé à lier dans un même bonheur le plaisir et l’amour. A cause de cette expérience primitive, aucun être humain ne recherche le plaisir sans un partenaire.
R. Barande dit que notre personne comporte un creux, qui est la place de l’autre. Si cet autre n’est pas (ou plus) réel, il est rêvé. La masturbation, par exemple, dite « plaisir solitaire », est en réalité accompagnée de fantasmes de relation à un autre. Celui qui s’attable devant un repas gastronomique tout seul en ressent un certain malaise, un manque.
Si une personne dit: « Je n’aime pas » ou « Je n’aime plus », on peut se demander: « Qui aime-t-elle ? » Car forcément quelqu’un, ou quelque chose, remplit le creux, même si c’est un « autre » inconscient, irréel, idéalisé.
2. La haine
Les recherches de Mélanie Klein l’ont amenée à distinguer deux périodes dans la première année du tout-petit.
Jusqu’à trois ou quatre mois, le sein maternel (c’est-à-dire la mère, ou la personne qui s’occupe de lui), n’est pas reconnu par le nourrisson dans son unité, il est clivé, partagé en un bon sein et en un mauvais sein:
- Lorsqu’il apporte plaisir et amour, il est le « bon sein aimé », sur lequel le bébé projette les pulsions de vie qui sont en lui, sa libido.
- Lorsqu’il se refuse, ne satisfait pas et frustre, il est le « mauvais sein haï et persécuteur », sur lequel il projette son agressivité, tout ce qu’il sent en lui-même de mauvais et de dangereux pour son « bon moi ». Ayant ainsi mis en dehors de lui-même ce mauvais sein, il se donne la permission de le détester. Si l’enfant juge que ce sein est méchant, c’est parce que sa pulsion de mort lui donne la capacité d’imaginer la méchanceté. En même temps qu’il clive (partage) le sein maternel, l’enfant se clive aussi lui-même en un bon moi et un mauvais moi.
- Il va s’efforcer de garder en lui, protéger, aimer, le bon moi contenant ce qui est bon, la pulsion de vie.
- Quant au mauvais moi, qui contient ses pulsions d’agression et de persécution, il le « projette » sur le sein de la mère et ainsi l’expulse. Ainsi il met en place un mécanisme de défense contre l’angoisse que son bon moi soit persécuté et anéanti.
En général, dans la vie d’un nourrisson, les bons moments de fusion, de plaisir, d’amour, sont plus fréquents que les mauvais, ce qui lui permet de comprendre peu à peu que sa propre pulsion de vie (son bon moi) est plus forte que sa pulsion de mort (son mauvais moi). Il deviendra ainsi apte à aimer et à s’aimer.
Le souvenir de ces mécanismes qui lui ont été utiles va rester dans son inconscient. Devenu enfant ou adulte, chaque situation nouvelle, difficile ou angoissante l’incitera à intérioriser un bon objet, et à repousser sur des mauvais objets, des boucs émissaires, ce qui ne lui plaît pas en lui, dans son couple ou dans son groupe.
Vers le quatrième mois et jusqu’à douze mois, une meilleure organisation des perceptions permet à au bébé de mieux se situer. Il appréhende sa mère dans sa totalité, en tant que personne distincte de lui, parfois présente et parfois absente, et qui a des relations avec d’autres que lui.
Il découvre que la mauvaise mère et la bonne mère ne font qu’une, que le sein qui le frustre est le même que celui qui le satisfait, que sa mère est tour à tour bonne et méchante. Cette ambivalence qu’il expérimente, en aimant sa mère et en la haïssant tout à la fois, en projetant sur elle aussi bien sa pulsion de mort que sa pulsion de vie, est génératrice de culpabilité. D’où le développement du désir de réparer les dommages qu’il lui crée dans ses fantasmes.
Cette mère, puis-je l’aimer pour ce qu’elle donne et la haïr pour ce qu’elle refuse ? Suis-je normal de ressentir pour elle deux sentiments aussi opposés que l’amour et la haine ? (Cette culpabilité inconsciente sera réactivée au moment de l’Œdipe, quand la mère sera l’objet désiré mais interdit.)
Si la mère reste nourricière et continue à donner la même qualité de soins au bébé, celui-ci sera sécurisé par ses paroles, ses retours fréquents et bienfaisants vers lui. Il verra qu’elle n’a pas été détruite par son agressivité: celle-ci n’est pas mauvaise, il peut l’exprimer. Enfant puis adolescent, il devra apprendre qu’il peut exister en dehors de sa mère, sans que celle-ci cesse d’exister.
Cette culpabilité qui est l’expression d’une ambivalence affective doit être considérée comme un élément normal de la personnalité. Si elle est bien gérée par la mère (elle continue à s’occuper du bébé même s’il hurle et trépigne de rage), elle va le construire. Si elle est mal gérée (la mère ne réapparaît pas, elle donne des soins insuffisants et de manière irrégulière), elle risque de le détruire.
B. L’IMPORTANCE DE LA RELATION PRECOCE MERE/BEBE DANS LA VIE CONJUGALE
Renée Marti, psychologue clinicienne et psychothérapeute de couple, écrit:
« Prototype de toute relation, celle du bébé à sa mère éclaire ce que nous savons de la relation amoureuse. Cette relation est non seulement la première dans le temps, mais aussi primordiale par son intensité et son aspect total. Elle va tracer dans le psychisme de l’être humain un sillage qui ne s’effacera plus. Première, cette relation le restera dans nos fantasmes. Les mécanismes qu’elle aura mis en place ne cesseront de fonctionner. »
Effectivement, nous revivons (inconsciemment) avec notre conjoint la relation primitive avec celle qui nous a donné la vie.
Le premier intérêt d’étudier cette relation est qu’elle explique le mélange d’amour et de haine que les partenaires éprouvent l’un pour l’autre.
Mélanie Klein affirme qu’à cause du lien précoce avec sa mère, tout être humain garde dans son inconscient à la fois le désir de faire du mal à l’être aimé et la peur de lui nuire. Nous ressentons vis-à-vis de celui-ci la même ambivalence amour/haine que nous éprouvions vis-à-vis de notre mère. Si c’est la peur qui domine, tout attachement sera impossible, comme c’est le cas pour les « Don Juan » pour qui aimer durablement serait risquer de détruire la mère, détruire l’être aimé.
Il nous faut accepter et intégrer cette ambivalence amour/haine. Si nous n’admettons pas notre pulsion d’agressivité et de mort, nous ne pouvons pas vivre non plus notre pulsion d’amour et de vie. Mais si nous trouvons le compromis entre la sexualité agressive, dangereuse, et celle qui rend heureux, soigne et guérit, nous trouvons notre équilibre amoureux et affectif.
Pourquoi n’admettons-nous pas nos pulsions agressives ? Pour Freud, c’est parce que nous les refoulons. Il avait déjà perçu ce lien constitutionnel entre l’amour et la haine: « Toute relation affective intime entre deux personnes (…) laisse un dépôt de sentiments hostiles (…) dont on ne peut se débarrasser que par le refoulement. »
Or si notre Surmoi (l’instance morale en nous) nous fait refouler les fantasmes de haine envers notre conjoint, par crainte de culpabiliser, cela peut conduire à nous interdire tout fantasme, donc aussi celui de l’amour. On ne peut se laisser aller à aimer si on s’interdit de haïr.
C’est pourquoi consulter un conseiller conjugal est si utile à des partenaires en crise. En effet le psychothérapeute leur rend le droit d’exprimer leurs fantasmes de haine, et donc aussi leurs fantasmes d’amour. Ils ont la permission de le haïr, car il entend et supporte l’agressivité en toute sérénité ; celle-ci peut donc s’exprimer librement, soit entre les conjoints, soit vis-à-vis de lui. Ils apprennent que leur haine ne l’effraie pas, et ne le tue pas. L’agressivité lui semble normale et utile.
Un second intérêt d’étudier l’interaction mère/enfant est que celle-ci aide à comprendre l’évolution de la vie amoureuse.
Le clivage entre le bon sein et le mauvais sein correspond, pour le couple, à la période où l’homme et la femme « tombent amoureux ». Les moments de fusion totale alternent avec des crises de colère. Les amoureux croient ne faire qu’un et exigent que leurs souhaits soient exaucés sans même avoir à les exprimer:
« Si tu m’aimais vraiment, tu aurais deviné que j’avais envie de… » « Pourquoi dois-je toujours te dire quand j’ai besoin que tu t’occupes de moi ? »
Le rapport à l’être aimé, comme celui à la mère, s’apparente alors à la toute-puissance magique, le langage étant même superflu. « Nous nous comprenons même sans nous parler. »
Puis la réalité du « défaut fondamental » va s’imposer. De même que l’enfant découvre qu’il n’est pas sa mère, que sa mère n’est pas lui, qu’il doit apprendre un langage pour exprimer ses désirs, de même je découvre que l’être aimé est autre, qu’il faut parler, communiquer avec lui, demander pour obtenir. Il faut se situer en Sujet désirant, dire JE.
La désillusion est dure. Il ne devine pas tout ! Je vais devoir surmonter les malentendus, m’exprimer clairement, écouter aussi ce qu’il me dit.
J’avais épousé ce qu’il me semblait être un « bon conjoint idéalisé ». Mais je dois accepter le fait que mon « conjoint réel » n’est pas « tout bon » (ni d’ailleurs « tout méchant »). L’être aimé à la fois me donne et me frustre, exactement comme le faisait ma mère.
J’aime une personne qui n’est pas parfaite et je l’accepte, sans sombrer dans la haine. « Ce n’est qu’au-delà de cette acceptation du réel que le plaisir et la satisfaction redeviennent possibles, car c’est en dernier ressort la résistance à la frustration qui conditionne notre aptitude au bonheur », dit Freud.
Je sais que notre lien amoureux inclut l’amour et la haine, la fusion et l’agressivité, et j’accepte cette ambivalence, car les bons moments où je revis l’extase de la fusion amoureuse (l’intimité sexuelle par exemple) sont plus intenses que les mauvais. C’est ce qui fait que dans mon couple les pulsions de vie, d’amour ont le dessus sur les pulsions de mort, de destruction.
Un couple mûrit lorsqu’il intègre ces réalités. Il perdure lorsqu’il apprend à passer continuellement de la fusion (sexuelle, affective…) à la distanciation, de la dépendance à l’autonomie et réciproquement. Car le désir renaît sans cesse du manque, et s’il n’y a pas de manque, si on est toujours ensemble, dans la fusion, le désir s’éteint.
Mais que se passe-t-il si le couple n’y parvient pas ? S’il m’est insupportable de découvrir que l’être aimé n’est pas le « conjoint idéalisé » que j’attendais ? Si de « tout bon », j’en suis venu à le considérer comme étant « tout mauvais » ? Si je n’arrive pas à passer du stade des clivages au stade de l’ambivalence ?
Alors il ne me reste plus que l’issue de la haine. Et si je ne pouvais pas changer de mère, par contre je peux changer de partenaire ! Je me sépare donc de lui, et je me remets en couple avec quelqu’un d’autre. Cette fois, c’est sûr, ce sera le bon ! Mais tôt ou tard le même problème se reposera avec lui, et avec d’autres encore éventuellement.
Ou alors, en nous disant « Ça va souder notre foyer», nous décidons d’avoir un enfant. En réalité nous transférons sur ce dernier cette quête de fusion parfaite, mais la venue d’un enfant n’a jamais fait passer un couple du stade infantile au stade adulte.
C’est un des rôles d’un conseiller conjugal ou d’un psychothérapeute que d’aider les époux à ne plus vivre d’images idéalisées, mais à accepter la réalité de l’autre tel qu’il est.