OBJETS EN SOUFFRANCE

 EUX  les parents              LUI le patient                        MOI, NOUS les soignants

Catherine Lestang, Psychologue

INTRODUCTION

Cela date depuis longtemps maintenant, mais il y a des choses qui ne s’effacent pas, qui ne s’oublient pas. Je travaillais depuis peu en orthopédie chirurgicale et je ne connaissais pas grand chose aux adolescents polyhandicapés. Une jeune fille de 17 ans est arrivée avec sa mère. L’intervention, une greffe du rachis, était programmée pour le lendemain. Il s’agit d’une intervention chirurgicale qui consiste à « tutoriser » la colonne vertébrale grâce à un montage à base de tiges, de crochets et de vis, de manière à stabiliser la déformation d’une définitive. Appelons cette adolescente Isabelle.

Elle était dans son lit, sans regard ou presque, complètement lovée sur elle-même. J’ai parlé avec la maman qui elle m’a parlé de sa fille, du travail qui avait été fait dans son centre, de la nécessité de l’intervention. Et puis elle m’a dit: « j’ai peur de ce qui va se passer, j’ai peur qu’elle me refasse de l’autisme ». Et d’ajouter: « Quand elle a peur, elle peut se mettre en boule comme un petit chat; si on lui enlève ça, avec l’opération, comment va-t-elle faire comprendre que ça ne va pas ».

C’était la première fois que j’entendais parler de l’autisme comme d’une maladie somatique, comme de la rougeole… Alors quelque part, dans ma tête de psychologue, je pensais à la symbiose, je pensais à Winnicott qui rapporte la phrase suivante: « Maman a mal à mon estomac ». Je me disais aussi que cet autisme, c’était peut-être la maman qui l’avait créé, parce qu’à cette époque là, je ne savais pas grand chose des polyhandicapés. Or cet autisme, c’était certainement ce dont cette Maman souffrait le plus, car là elle ne pouvait rien pour aider sa fille.

Je l’ai revue le matin de l’intervention. Elle m’a dit qu’Isabelle n’avait pas dormi de la nuit à cause du bruit fait dans les étages par les sabots des infirmières et qu’elle était partie dans de mauvaises conditions physiques et surtout psychologiques pour se faire opérer. Elle m’a dit que j’étais une très mauvaise psychologue parce que je ne savais pas ce qui se passait la nuit et parce que je ne faisais rien pour le confort des enfants. Elle m’a mise très mal à l’aise. Elle m’a mise de très mauvaise humeur, elle m’a mise très en colère parce qu’elle m’a attaquée dans mon identité de psychologue.

J’ai essayé de dédramatiser un peu les choses et de lui faire admettre qu’elle était très angoissée. C’était vrai. Mais ce n’est que maintenant, que j’ai compris que la colère qu’elle avait fait naître en moi, c’était la sienne. Je pense que le fait d’être attaquée dans mon identité de psy, c’était ce que elle, mère d’une enfant polyhandicapé, vivait dans son identité de mère depuis des années. Elle ne pouvait pas, avec cette fille là, être la maman qu’elle avait rêvé d’être. Elle se vivait certainement comme une mère non mère, et c’est cette souffrance-là qu’elle essayait de mettre en moi.

La souffrance nous met « en souffrance », comme un paquet qui reste dans une gare et qui attend que l’on vienne le chercher. C’est sur ce sens-là du mot souffrance que je voudrais réfléchir avec vous. Beaucoup de ceux dont nous sommes censés nous occuper, que ce soit les patients ou leurs parents, (voire même à certains moments nous les soignants), sont en souffrance. Ils sont restés bloqués quelque part, et ils attendent, attendent, attendent. La souffrance les a figés. Ils sont là, ils ont vécu quelque chose qui n’a pas de nom, de profondément injuste et de non justifiable. Ils attendent que nous les reconnaissions dans leur souffrance et ce n’est guère facile, car bien souvent ils s’arrangent pour qu’on ne les aime pas.

Alors deux questions sont venues. Tout d’abord, « que fait-on quand il y a trop de souffrance ? », puis « quel sens donner à cette souffrance »? A cette question là, je ne peux répondre. Je sais seulement qu’entendre la souffrance des autres c’est déjà donner un peu de sens parce que cela permet de sortir d’un certain enfermement.

Je voudrais m’attarder sur la première question et proposer quelques réflexions sur ce que je peux actuellement comprendre et entendre de la souffrance des parents, de la souffrance des enfants, et de ma propre souffrance.