TÉMOIGNAGE D’UNE MÈRE D’UN ENFANT HANDICAPÉ

Quelques extraits du livre «  L’enfant citron miel », de Mariette Jacquet, Edition Desclée de Brouwer

Page 29 :

Un laboratoire à émotions.

On y teste la joie, l’angoisse, la douleur, le refus, la colère. Et le cobaye, c’est moi, c’est mon cœur, mon estomac, mes yeux qui pleurent.

Et le savant fou, c’est François (son enfant handicapé)

Page 45 et 46 :

Je comprends du fond de mon âme chaque mère, chaque père, qui ont refusé de voir, qui sont passés à l’acte, par un abandon ou un divorce. Je comprends aussi du fond de mon âme ceux que j’ai rencontrés et qui ont fait presque la même chose en faisant le contraire : ils ont tout abandonné pour se consacrer uniquement à leur enfant. Ils cherchent à combler l’immense culpabilité, la faute commise en mettant au monde un enfant hors norme. Ils ne prennent plus soin de leur seul trésor, ils s’oublient.

Je ressens profondément que si la mère ou le père – mais surtout la mère, je crois – ne reçoit pas d’aide autour de la naissance de l’enfant lésé cérébral, il ou elle s’enfonce dans une forme de mort à elle-même qui peut être le refus de l’enfant, ou le renoncement à soi-même, à Soi. L’enfant handicapé incarne ou réactive l’«ombre » de la mère ou du père. Les sentiments négatifs qui vivent en eux sont réveillés par l’événement inattendu et inacceptable : colère, haine, dépression, angoisse.

Dans un premier réflexe, ils sont projetés sur l’enfant lui-même : désir de meurtre ou de «disparition », refus. Mais cette attitude est très douloureuse, inacceptable pour l’entourage familial et médical, ou au contraire trop acceptée. Ces sentiments se tournent  alors vers d’autres cibles : conjoint, entourage, société, autres enfants. Tristes dégâts, d’obus qui venaient de loin, de plus loin que l’enfant handicapé et qui détruisent en sourdine faute d’avoir été reconnus.

Page 70 et 71 :

Une rencontre inattendue en 1992 dans un stage de formation de l’Ecole Française d’Analyse Psycho-Organique m’a fait découvrir qu’il existe en Suisse une aide que j’avais longuement cherchée en France : Le Service Educatif Itinérant (SEI).

Il s’agit d’une association employant des «psychopédagogues » qui se rendent au domicile des parents de bébés à problèmes ou à risques, une ou plusieurs fois par mois. Leur mission est double : stimuler le développement de l’enfant et être à l’écoute des parents. Une note explicative précise :

« Les problèmes pratiques immédiats ou à long terme qui se posent aux parents, sont discutés avec eux et les psychopédagogues ont à cœur de leur offrir une écoute compréhensive dans cette situation douloureuse. »

Les enfants sont généralement signalés directement par la clinique de pédiatrie, parfois par les médecins privés ou les services sociaux. Dans tous les cas, il est demandé aux parents de faire eux-mêmes la première démarche de demande de prise en charge.

Sur le plan financier, le SEI est financé par différentes organisations officielles et privées (subventions et dons). Une participation financière modeste est demandée aux parents.

Deux points me semblent cruciaux dans cette démarche :

  • « L’aide proposée est à la fois fonctionnelle au niveau des orientations pour l’enfant, et psychique : soutien des parents. » La lourdeur de la vie quotidienne est en effet telle dans ces circonstances qu’elle doit être prise en compte dans une démarche d’aide. Etablir un lien thérapeutique entre la mère et un tiers implique la mise en place d’une équipe légère où deux personnes peuvent se répartir les tâches.
  • « Le signalement des enfants à problèmes ou à risques se fait directement par le service d’hospitalisation pédiatrique. Il est essentiel de proposer une aide très rapidement. Les premiers mois de la vie revêtent toute l’importance que l’on sait pour le nourrisson déficient comme pour tous les autres.

La démarche de l’association suisse tient à se maintenir dans certaines limites qui, bien entendu, n’enlèvent rien à sa richesse. Elle ne propose pas de travail thérapeutique proprement dit : travail sur les émotions, travail sur les transfères, réparation. Elle laisse les parents, et la mère en particulier, gérer son développement psychique, émotionnel et spirituel et l’ultime étape : La recherche du sens que prend dans – et aussi donne à – ma vie cet évènement n’est pas abordée.

Or une étude du Centre  Technique National d’Etudes et de Recherches sur les Handicaps et les Inadaptations Le Handicap en question (diffusion PUF), révèle la mention fréquente dans les témoignages de famille d’enfants handicapés de ce qu’elle nomme «les personnes ressources ». Ce peut être – je cite – le médecin dont l’apport a été fondamental dans le vécu douloureux de la période entourant la découverte de l’infirmité motrice ; ce peut être une sœur dont le savoir-faire et le savoir-être ont déclenché le processus d’attachement maternel à l’enfant ; ce peut être un ami dont l’authentique présence a favorisé le retour vers un épanouissement matériel personnel ; ce peut être une infirmière dont le réconfort a permis au parent de dépasser les phases du refus dans la lutte contre la mort de leur enfant.

Ce peut être celui – le père, l’ami, le conjoint, le thérapeute – dont la parole a le pouvoir à elle seule à rendre la «culpabilité dynamique ». Ce peut être enfin la personne – référence présente dans le souvenir ou la mémoire, et dont l’attitude exemplaire reste un modèle et constitue une puissante force morale.

Page 85 :

« Cet enfant qu’on fera, qui sera à la fois toi et moi » de la chanson de Joe Dassin, cette expression de l’existence du couple semble un raté. Que reste-t-il à partager ?

Trouver l’énergie de «ne plus y penser », de laisser l’enfant, pour s’occuper de nous ; nous donner la discipline de ne pas parler entre nous que de lui, de ses progrès de sa rééducation. Nous aimer et nous re-choisir librement quand je me sens si peu libre, de toute façon, incapable d’élever cet enfant seul.

Le père n’a pas eu dans sa chair le choc du handicap. Il n’a pas allaité un enfant aveugle. Il n’a pas senti dans son ventre bouger ce bébé qui aujourd’hui bouge si peu, et chaque jour un peu moins. Il ne bascule pas corps et biens dans le monde des consultations, des avis médicaux et des rééducations. Il ne sort pas épuisé des crises de convulsions ni des séances de kiné, si l’enfant a pleuré.

D’ailleurs avec lui l’enfant n’a pas pleuré.

Car cette distance qu’il a, si elle est sa faiblesse, elle est aussi sa force. Il en nourrit la famille.

Page 125 et 126 :

Il me semble de plus en plus évident, mais il me resterait à vérifier, que ce deuil non fait car impossible à réaliser d’un bloc, ce bébé rêvé qui vit toujours en la mère, constitue une des causes de l’éternelle fusion mère-enfant handicapé. Je le vis encore tel qu’il aurait dû être, donc en un sens il n’est pas né. Il est toujours en moi.

Le monde extérieur voit un petit enfant à problème, avec des incapacités. La mère, elle, avec son regard intérieur, considère l’enfant parfait qu’elle avait désiré. L’enfant est bloqué dans le désir de sa mère, non reconnu. Sa fragilité organique le rend encore plus sensible aux sentiments de sa mère. A cela s’ajoute souvent une absence du père. Déboussolé au départ par l’arrivée de l’enfant, le père n’est pas contraint autant que la mère d’y faire face par les soins quotidiens, il conserve un engagement professionnel extérieur, etc. Des études ont souligné qu’un handicap psychique secondaire se greffait fréquemment – jusqu’à la psychose – sur le handicap de base. La cause en est souvent à chercher dans la relation fusionnelle mère-enfant et l’exclusion du père.

Page 171 :

Antoine et moi nous relayons en douceur auprès de notre enfant, chassé-croisé déjà vécu où nous échangeons en vitesse les informations du jour, assis au bord du lit. Au-delà d’énervements passagers et de fatigues, quelle complicité facile entre nous ; la tendresse un peu usée mais si douce et rodée du vieux couple. Il connaît mes crises de larmes, je reconnais le sens de ses silences. Quand un bateau prend de l’eau, les passagers apprennent vite à écoper avec efficacité ; dans notre petite galére, nous nous sommes remis à ramer un bon rythme.

Je repense avec un sourire à mes doutes d’il y a quelques mois et mes exigences concernant notre couple. Non, il n’est pas parfait, superbe de partage, de communication, d’érotisme et de grands sentiments comme dans les romans ; il vogue assez simplement, il suit les vagues, supporte les tempêtes et se sèche au soleil.

Longuement je songe à ceux que la venue d’un enfant handicapé a séparés ; je les comprends mais ressens douloureusement la solitude de celle qui élève aujourd’hui seule son petit, et je l’admire. J’ai l’image aussi, dans mes rêveries, de ces amis qui se sont quittés lorsque «tout allait bien ». Comment prendraient-ils maintenant leur tour de garde au chevet d’un de leurs enfants, blessés, malades ?