A PROPOS DES POLYHANDICAPÉS, POUR CEUX QUI VIVENT AVEC EUX

QUI SUIS-JE ?

J’ai des jambes, mais elles sont presque toujours incapables de me porter. Je ne peux donc pas me déplacer tout seul. Pourtant, par moment mes jambes, décident de donner comme des coups de pieds elles se tendent toutes seules; cela me surprend, et surtout parfois cela me tait mal. En général je suis dans une poussette quand je suis petit, puis dans une coquille quand je grandis. Mais je ne suis pas identifiable à cette coquille.

Cela est censé me permettre d’avoir une meilleure vision du monde, et d’être assis comme tout le monde. Mais des fois, j’aimerais en sortir, et sentir le contact d’autre chose que de ce truc en plastique, dans lequel je suis attaché pour ne pas tomber. En fait c’est surtout ça: comme je n’ai pas de muscles, alors rien en moi ne tient, et si on me laisse sans appui alors je m’effondre. Cela vous fait peur, cela me fait peur.

Cela me fait peur, parce que des fois vous ne savez pas me porter, et j’ai peur que vous ne me lâchiez. Et des fois, j’ai l’impression que cela vous ferait plaisir, parce qu’un enfant comme moi, ce n’est pas très gratifiant !

J’ai des bras et des mains, mais mes mains sont en général incapables d’attraper et de tenir quoique ce soit. Pourtant, mes mains sont bien souvent dans ma bouche, et parfois, je peux m’opposer à celui où à celle qui veut me donner à manger, car je ne suis pas capable de m’alimenter seul. Je suis totalement dépendant.

J’ai une tête, comme tout le monde, seulement voilà, ma tête a du mal à tenir dressée, comme la tête de tous les autres enfants. Elle tombe. Bien sûr, si on me demande de la tenir, parfois j’y arrive, surtout quand il me semble que cela fait plaisir à quelqu’un. Bien souvent, je ne suis pas vraiment capable de retenir ma salive, et je bave comme un tout petit bébé que je ne suis plus. D’ailleurs, plus je m’ennuie, plus je bave.

Pourquoi ferais-je des efforts pour retenir quelque chose à l’intérieur de moi, si cela n’intéresse personne. Et puis cette sensation de chaleur, qui coule sur mes joues, ce n’est pas si désagréable. Souvent, j’ai du mal pour avaler, et si on me donne des morceaux, eh bien j’avale tout rond et je risque de m’étrangler. Alors on me donne du mouliné ou du mixé.

Trouver le véritable goût des aliments n’est guère facile, et pourtant j’ai comme tout le monde des goûts et des dégoûts, seulement comme je ne peux m’exprimer qu’en fermant la bouche ou en tournant ma tête, comment faire comprendre que j’ai faim et que ce n’est pas bon ? Comment faire comprendre, que je peux comme un tout à chacun me lasser si on me donne trop souvent du pareil, du même. Je suis comme tout le monde, j’ai des goûts qui changent.

Je suis incapable d’articuler des sons, alors je ne parle pas. Est-ce que cela veut dire que je ne comprenne rien, ni que je n’entende rien de ce qui se passe autour de moi, de ce que l’on dit de moi, de ce que l’on pense de moi? J’aime qu’on me parle, qu’on me parle à moi. Je n’aime pas quand on me nourrit sans s’occuper vraiment de moi, c’est-à-dire en parlant de quelque chose qui n’a vraiment rien à taire avec moi. Je ne suis pas qu’un tube digestif.

Cela, on le sait grâce à Monsieur Brazelton. Pourquoi oublie-t-on que pour moi, c’est la même chose ?

Heureusement, je suis capable de dire un tas de choses avec mon regard, mais êtes vous sûrs de ne jamais vous tromper, de ne jamais comprendre de travers ?

Un autre problème avec moi, c’est que, comme je ne bouge pas, on dit que je n’ai pas de motricité, je me constipe très facilement. Des fois, ce n’est vraiment pas de ma faute, c’est de la vôtre; et pourtant des fois, j’essaye de vous dire quelque chose, en retenant à l’intérieur de moi. Comme je l’ai déjà dit, je ne parle pas, alors il faut bien que j’invente des trucs, qui sont d’ailleurs les trucs inventés par les bébés pour taire comprendre qu’il y a quelque chose qui ne va pas.

Qui vous dit que je ne souffre pas de ne pas pouvoir courir, de ne pas pouvoir attraper, de ne pas pouvoir me défendre, de ne pas pouvoir parler de ce que je sens ? Qui vous dit, que je ne me rends pas compte des changements qui arrivent dans mon corps quand je grandis?

Le problème avec moi, c’est que je sens et je ressens les émotions, les conflits, les sensations de ceux que j’aime le plus. Seulement, personne ne m’explique rien. A ce propos je voudrais vous dire que parfois vous me soûlez avec des mots qui sont des mots action, qui cachent mal ce que vous sentez. Bien sûr c’est gentil de me dire que vous allez faire ma toilette, c’est super, parce que vous ne le faites pas toujours, de nommer les différentes parties de mon corps, mais il y a des fois où cela vous embête de me nettoyer, et moi je le sens.

J’aimerais mieux que vous me le disiez, pour que je sache, si ça vient de moi, de mon corps que vous ne supportez plus, ou si c’est parce que vous avez des ennuis chez vous, des ennuis avec vos collègues de travail, des ennuis dans lesquels moi, je n’ai rien à voir. Comme ça, je pourrais différencier ce qui vient de moi, et ce qui vient de vous, je pourrais si vous m’aidez, faire un tri entre les émotions qui parfois me submergent. D’ailleurs quand il y en a trop, alors je me ferme, je m’exclus, parce que je ne suis pas équipé pour faire face à un trop de quelque chose.

Des fois, vous dites que je suis autiste, ou psychotique. Vous le dites quand je ne communique pas, ou du moins quand vous ne comprenez pas, ce que j’ai à vous dire. Si seulement vous pouviez arrêter d’être aussi simpliste. Je suis, envers et contre tout, un être vivant, puisque d’une certaine manière, je ne me suis pas laissé mourir à certains moments de ma vie, ces moments qui justement m’ont rendu différent. Des fois, quand je me raidis, je vous dis quelque chose, seulement vous ne l’entendez qu’en termes d’opposition, alors que j’essaye peut-être de vous dire que j’ai très mal dormi, que mon corps me fait mal partout et j’ai peur que vous me fassiez encore plus mal…

Je sais que les mouvements stéréotypés ont très mauvaise presse, mais je n’y peux rien. Ce sont des mouvements, les seuls, qui m’appartiennent en propre, que vous n’arrivez pas à imiter, les seuls que d’une certaine manière je peux contrôler et qui me rassurent. Là je suis enfin propriétaire de quelque chose…

C’est vrai que je ne suis pas outillé, parce que mon cerveau en a pris un coup depuis ma naissance, et parfois même avant, pour décoder le monde comme vous le décodez vous ! Je n’ai pas les moyens de comprendre que le monde qui m’entoure, n’est pas si mauvais que ça. Mais comment voulez-vous que je comprenne que la kiné, que les interventions, c’est bon pour moi, alors que souvent ça me fait mal, et que je ne peux pas comprendre à quoi ça sert.

C’est vrai que ce trouble de la communication et de la relation, c’est ce qui vous ennuie le plus, parce que ça vous rappelle que vous n’êtes pas tout puissants. Des fois, c’est moi qui suis le plus fort, seulement en général je le paye cher, parce que j’utilise des comportements archaïques, comme vous dites, c’est-à-dire des comportement qui touchent à ce qu’il y a de plus primitif en moi, comme la respiration qui s’altère, comme la peau qui s’abîme, comme le refus de manger avec des vomissements et des fausses routes.

Il faut aussi que vous sachiez, que même si mon cerveau est différent du vôtre, la douleur la souffrance, je connais. Seulement je n’ai pas de moyen de vous dire où j’ai mal, ce qui me fait mal. A vous d’essayer de trouver. On sait qu’un petit enfant qui souffre, se referme sur lui même, qu’il devient incapable d’entrer en relation avec les autres. Peut-être est-ce la même chose pour moi, peut-être est-ce à vous d’être plus inventifs. Bien sûr parfois, je suis capable d’émettre des bruits des sons, mais comment faire la part entre ma peur et ma douleur. Serez-vous un jour capables d’entendre mes plaintes?

Pourquoi suis-je comme cela, c’est difficile à expliquer. Ce qui est certain c’est que mon cerveau présente, même si on n’est pas toujours capable de les trouver, des lésions. Des fois je suis né trop tôt, et je n’ai pas été capable de bien respirer alors mon cerveau en a souffert, et c’est irréparable. Des fois, j’ai attrapé un virus qui est venu attaquer mon cerveau et qui a fait des dégâts : en général cela s’appelle une méningite. Bien souvent, on ne sait pas pourquoi je suis comme ça. Il est possible qu’il y ait du génétique là dedans. Des fois, j’ai été renversé par une voiture, et j’ai perdu tout ce que j’avais, tout ce que j’étais.

Et puis, comme vous tous, j’ai en général des parents, qui ont un jour entendu quelqu’un leur dire que je n’étais pas normal, que je ne me développerai jamais comme les autres, que jamais je n’irai à l’école, que ,jamais je n’apprendrai à lire. De ce choc là, il y a de fortes chances qu’ils ne s’en remettent jamais. Alors ils vont peut-être avoir avec moi des attitudes très différentes de celles des autres parents, avec les enfants « pas comme moi ». Ils risquent de me considérer comme un tout petit, comme une chose qu’il faut protéger, alors malgré leur bonne volonté, ils risquent de ne pas faire de moi, un petit d’homme, mais un petit quelque chose, parce que jamais ils ne m’interdiront quoi que ce soit. Peut-être avez-vous quelque chose à faire, car mes parents à moi, sont blessés à vie, même s’ils ne le disent pas du premier coup.

Je pense que vous avez deviné que je suis un POLYHANDICAPÉ, c’est à dire quelqu’un qui se caractérise par un déficit moteur, par un déficit intellectuel et souvent par une incapacité à vivre en dehors d’institutions adaptées.

Catherine Lestang, Psychologue, Centre de Villiers sur Marne, 19 Janvier 1992