3. Mémoire et pardon en Afrique du Sud
L’un des exemples les plus remarquables de pardon face à un drame collectif nous est fourni par l’Afrique du Sud, dont les dirigeants ont dû gérer la difficile transition de l’apartheid à la démocratie. La question fondamentale posée à Nelson Mandela et à ses collaborateurs était celle-ci : « Comment favoriser la cohabitation de deux communautés dont les relations ont été marquées par une profonde violence de l’une sur l’autre, en évitant à la fois le déni du passé et le désir de vengeance ? » La solution trouvée a été la mise en place de la Commission vérité et réconciliation.
La principale innovation des Sud-Africains a été le principe d’une amnistie individuelle et conditionnelle, à l’opposé des amnisties générales octroyées en Amérique latine sous la pression des militaires. Seuls pouvaient être amnistiés les crimes et délits d’ordre politique commis dans le contexte de l’apartheid, commandités de façon plus ou moins officielle par l’État ou une organisation politique, et au sujet desquels les auteurs acceptaient de fournir tous les renseignements demandés.
Contrairement à la situation vécue dans d’autres pays, l’amnistie individuelle conditionnée à la reconnaissance des faits a facilité le travail de mémoire des victimes et de leur famille. Elles ont pu témoigner des atrocités subies et voir enfin leur souffrance publiquement prise en compte, leur dignité d’êtres humains reconnue. Des familles ont pu apprendre où étaient enterrés leurs proches secrètement éliminés.
L’exhumation des corps et une sépulture décente ont pu les aider à faire leur deuil et à cicatriser les plaies. Comme le souligne le rapport de la commission : « Il ne s’agit pas de balayer les souvenirs du passé, mais de créer une forme de mémoire expurgée de souffrance, d’amertume, de revanche, de crainte ou de culpabilité ».
Desmond Tutu, président de la commission, a bien souligné le lien entre mémoire et pardon :
« L’amnésie conduit en enfer. Il n’y a pas d’avenir sans pardon, et pour pardonner, il faut savoir ce qui s’est déroulé. Pour que nous ne répétions pas ce qui est arrivé à d’autres, nous devons posséder une mémoire. Il est crucial d’avoir cette mémoire. Nous devons tout faire pour que les gens se rappellent… se rappellent à toute occasion le coût de leur liberté, pour ne rien déprécier ; se rappellent les angoisses qu’ils ont traversées pour ne jamais les infliger à quiconque. Il faut que nous nous souvenions si nous voulons être humains. »
Le président Nelson Mandela a eu un impact symbolique majeur dans ce processus. Il a par exemple invité chez lui, pour le thé, le magistrat blanc qui l’avait condamné à perpétuité au bagne de Robben Island, et il a reçu à déjeuner les veuves des fondateurs de l’apartheid.
Dans un article intitulé « Pardonne, mais n’oublie pas », il écrit que la quête d’une réconciliation a été l’objectif fondamental de son combat pour l’instauration d’un gouvernement respectueux des droits de l’homme. Pour lui, « les Sud-Africains doivent se souvenir du terrible passé de façon à pouvoir le gérer, pardonner quand le pardon est nécessaire mais ne jamais oublier. En nous souvenant, nous nous assurons que plus jamais une telle barbarie ne nous meurtrira, et nous supprimons un héritage dangereux qui reste une menace pour notre démocratie. »
La conclusion que l’on peut éventuellement retirer de ces réflexions est que le pardon constitue peut-être la voie la plus sûre entre les deux écueils que sont l’oubli et la mémoire pathologique. Cette idée est remarquablement mise en lumière au début du rapport de la Commission Vérité et réconciliation :
« Ayant regardé la bête du passé dans les yeux, ayant demandé et reçu le pardon et nous étant amendés, fermons maintenant la porte du passé – non pas afin d’oublier mais de ne pas lui permettre de nous emprisonner. »
Extrait des Cahiers de la Réconciliation, n°1 – 2001, avec l’autorisation du M.I.R.