1. La mémoire : un travail ou un devoir ?
On emploie beaucoup, de nos jours, l’expression « devoir de mémoire ». La formule n’est peut-être pas très heureuse. En effet, la mémoire n’a pas de valeur en soi ; elle peut aussi bien présenter une face lumineuse qu’une face sombre. Les chefs d’État devenus des criminels à grande échelle ont généralement justifié leurs actes par la volonté de venger la honte de défaites historiques. Or, la base de leur argumentation est souvent réelle : inutiles humiliations diplomatiques, atrocités commises antérieurement sur leur peuple, etc. Là où la pensée et le comportement dérapent, c’est dans les conclusions vengeresses tirées de ces constats. Hitler a largement fait appel à la mémoire, en rappelant notamment le caractère injuste du traité de Versailles. Plus récemment, Milosevic a justifié ses violences par les souffrances endurées par les Serbes en raison de la cruauté des Oustachis, croates pro-nazis, pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il existe une autre forme de « mémoire pathologique ». Celle qui conduit la personne ou le groupe à ressasser en permanence ses malheurs, à ne se considérer qu’au travers de son statut de victime. Cette attitude est certes compréhensible ; et il serait malvenu, par exemple, de jeter la pierre à une femme violée qui a du mal à se libérer de ce drame. Toute la difficulté est de trouver le bon équilibre entre le fait de se souvenir et celui de ne pas être envahi par la mémoire douloureuse.
Ainsi, comme le fait remarquer Tzvetan Todorov, « il n’y a pas lieu d’ériger un culte de la mémoire pour la mémoire ; sacraliser la mémoire est une autre manière de la rendre stérile. Une fois le passé rétabli, on doit s’interroger : de quelle manière s’en servira-t-on, et dans quel but ? » Il est donc plus pertinent de parler de devoir de mémoire, ainsi que le fait le philosophe Paul Rioeur.
Comme pour le travail de deuil, l’important est que le souvenir puisse nous aider à grandir, à tirer plus de richesse dans notre vie personnelle et sociale. Un tel travail de mémoire conduit des groupes ou de nombreuses personnes à se mettre au service de l’humanité souffrante, après avoir surmonté l’épreuve.
C’est par exemple le cas de Catherine Enjolet, qui a subi des abus dans son enfance, et qui a fondé « Parrains par’mille » en janvier 1990. Cette association de parrainage de proximité met en relation des adultes bénévoles et des enfants en désarroi ou en difficulté dans leur milieu familial, avec pour slogan : « Tout près de chez vous, un enfant a besoin de vous. »
Un autre exemple – collectif cette fois – du travail de mémoire concerne le sauvetage des Juifs dans le village cévenol du Chambon-sur-Lignon, au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ce lieu reculé a fait l’objet de plusieurs ouvrages, de films documentaires et de divers articles par des journalistes et des chercheurs en sciences sociales, parce qu’ont transité dans ce lieu environ 5 000 réfugiés, dont 3 500 Juifs, cachés par la population.
Tout a commencé avec l’engagement de deux pasteurs qui ont réussi à convaincre les habitants de sauver des Juifs. Lorsque l’on a enquêté, des années plus tard, pour savoir ce qui avait poussé ces femmes et ces hommes à agir ainsi, ils ont généralement répondu que leur engagement n’avait rien d’extraordinaire ni d’héroïque (alors même qu’ils risquaient quotidiennement leur vie). Ils déclaraient avoir agi ainsi simplement parce qu’il s’agissait d’êtres humains en danger. Mais le plus intéressant, pour le présent propos, est que certains ont, de plus, déclaré que leur sensibilité à cette détresse humaine était d’autant plus forte qu’ils étaient descendants de huguenots persécutés pendant les guerres de religion, et que la mémoire de cette période leur enjoignait d’aider les Juifs persécutés.