1. La relation mère/fœtus et mère/bébé (jusqu’à un an)
Pendant la vie intra-utérine, le fœtus vit une situation extraordinaire qui ne se reproduira jamais plus : sans même qu’il ait à exprimer ses besoins, quatre éléments à la fois réels et symboliques le comblent : le cordon ombilical lui permet d’expérimenter la relation, l’acceptation, le placenta le nourrit, il flotte en toute sécurité dans le liquide amniotique (ne dit-on pas « ça baigne » pour exprimer une entente parfaite ?). Enfin il satisfait son désir de plaisir auto-érotique en suçant, déjà, son pouce.
A la naissance, qui est, selon Otto Rank (Le traumatisme de la naissance, Payot, 1990), un « traumatisme », il quitte pour toujours cette plénitude, ce paradis. Mais il va instaurer un lien privilégié avec sa mère, lien qui a passionné les psychanalystes. Il est entièrement dépendant de sa mère, au point que Winnicott a pu dire : « Un enfant seul, ça n’existe pas. »
Pour Freud, le bébé aime sa mère non pas comme étant distincte de lui, mais comme étant lui-même. Il n’aime en réalité que lui-même, c’est le narcissisme primaire.
Pour Michael Balint, l’amour que le tout-petit porte à sa mère est un amour primaire. Lorsqu’il vit les inévitables frustrations (la tétée tarde à venir ou bien elle ne le prend pas dans ses bras lorsqu’il le voudrait), naît le « défaut fondamental » (Le défaut fondamental, Payot, 1990), qui restera en lui pour toujours. C’est comme la cicatrice que laisse la désillusion de la symbiose parfaite. Le bébé retourne son investissement sur lui-même, c’est le narcissisme. Et surtout il lui en restera une nostalgie qui le poussera à rechercher sans cesse la relation parfaite. Chacun de nous sait que cette relation parfaite (appelée unité-couple par R. Barande) existe, puisqu’il l’a vécue un jour (La naissance exorcisée, Denoël, 1975). Il recherchera dans le couple la cicatrisation de cette désillusion de l’union parfaite.
L’originalité de Mélanie Klein (La psychanalyse des enfants, PUF, 1972 ; Envie et gratitude, Gallimard, 1968 ; Mélanie Klein et Joan Rivière, L’amour et la haine, Payot, 1968), psychanalyste d’enfants, est d’avoir montré que la relation mère-enfant est imprégnée de tragique : le bébé ressent pour sa mère, très tôt et simultanément, de l’amour et de la haine. Il l’aime totalement (il lui sourit) quand elle le satisfait et la déteste aussi totalement l’instant d’après (il hurle de rage) quand elle le frustre, par exemple en lui retirant le sein et en le recouchant après la tétée.
A. L’AMOUR
Le nourrisson expérimente une plénitude comblante où l’on retrouve trois éléments : la relation à une personne, le fait d’être nourri et la satisfaction érotique (succion du pouce). Cette plénitude est oubliée par sa mémoire consciente, mais définitivement inscrite dans son inconscient. Plus tard, il sera ainsi poussé à lier dans un même bonheur le plaisir et l’amour. A cause de cette expérience primitive, aucun être humain ne recherche le plaisir sans un partenaire.
R. Barande dit que notre personne comporte un creux, qui est la place de l’autre. Si cet autre n’est pas (ou plus) réel, il est rêvé. La masturbation, par exemple, dite « plaisir solitaire », est en réalité accompagnée de fantasmes de relation à un autre. Celui qui s’attable devant un repas gastronomique tout seul en ressent un certain malaise, un manque.
Si une personne dit : « Je n’aime pas » ou « Je n’aime plus », on peut se demander : « Qui aime-t-elle ? » Car forcément quelqu’un, ou quelque chose, remplit le creux, même si c’est un « autre » inconscient, irréel, idéalisé.
B. LA HAINE
Les recherches de Mélanie Klein l’ont amenée à distinguer deux périodes dans la première année du tout-petit.
Jusqu’à trois ou quatre mois, le sein maternel (c’est-à-dire la mère, ou la personne qui s’occupe de lui), n’est pas reconnu par le nourrisson dans son unité, il est clivé, partagé en un bon sein et en un mauvais sein :
- Lorsqu’il apporte plaisir et amour, il est le « bon sein aimé », sur lequel le bébé projette les pulsions de vie qui sont en lui, sa libido.
- Lorsqu’il se refuse, ne satisfait pas et frustre, il est le « mauvais sein haï et persécuteur », sur lequel il projette son agressivité, tout ce qu’il sent en lui-même de mauvais et de dangereux pour son « bon moi ». Ayant ainsi mis en dehors de lui-même ce mauvais sein, il se donne la permission de le détester. Si l’enfant juge que ce sein est méchant, c’est parce que sa pulsion de mort lui donne la capacité d’imaginer la méchanceté.
En même temps qu’il clive (partage) le sein maternel, l’enfant se clive aussi lui-même en un bon moi et un mauvais moi.
- Il va s’efforcer de garder en lui, protéger, aimer, le bon moi contenant ce qui est bon, la pulsion de vie.
- Quant au mauvais moi, qui contient ses pulsions d’agression et de persécution, il le « projette » sur le sein de la mère et ainsi l’expulse. Ainsi il met en place un mécanisme de défense contre l’angoisse que son bon moi soit persécuté et anéanti.
En général, dans la vie d’un nourrisson, les bons moments de fusion, de plaisir, d’amour, sont plus fréquents que les mauvais, ce qui lui permet de comprendre peu à peu que sa propre pulsion de vie (son bon moi) est plus forte que sa pulsion de mort (son mauvais moi). Il deviendra ainsi apte à aimer et à s’aimer.
Le souvenir de ces mécanismes qui lui ont été utiles va rester dans son inconscient. Devenu enfant ou adulte, chaque situation nouvelle, difficile ou angoissante l’incitera à intérioriser un bon objet, et à repousser sur des mauvais objets, des boucs émissaires, ce qui ne lui plaît pas en lui, dans son couple ou dans son groupe.
Vers le quatrième mois et jusqu’à douze mois, une meilleure organisation des perceptions permet à au bébé de mieux se situer. Il appréhende sa mère dans sa totalité, en tant que personne distincte de lui, parfois présente et parfois absente, et qui a des relations avec d’autres que lui.
Il découvre que la mauvaise mère et la bonne mère ne font qu’une, que le sein qui le frustre est le même que celui qui le satisfait, que sa mère est tour à tour bonne et méchante. Cette ambivalence qu’il expérimente, en aimant sa mère et en la haïssant tout à la fois, en projetant sur elle aussi bien sa pulsion de mort que sa pulsion de vie, est génératrice de culpabilité. D’où le développement du désir de réparer les dommages qu’il lui crée dans ses fantasmes.
Cette mère, puis-je l’aimer pour ce qu’elle donne et la haïr pour ce qu’elle refuse ? Suis-je normal de ressentir pour elle deux sentiments aussi opposés que l’amour et la haine ? (Cette culpabilité inconsciente sera réactivée au moment de l’Œdipe, quand la mère sera l’objet désiré mais interdit.)
Si la mère reste nourricière et continue à donner la même qualité de soins au bébé, celui-ci sera sécurisé par ses paroles, ses retours fréquents et bienfaisants vers lui. Il verra qu’elle n’a pas été détruite par son agressivité : celle-ci n’est pas mauvaise, il peut l’exprimer. Enfant puis adolescent, il devra apprendre qu’il peut exister en dehors de sa mère, sans que celle-ci cesse d’exister.
Cette culpabilité qui est l’expression d’une ambivalence affective doit être considérée comme un élément normal de la personnalité. Si elle est bien gérée par la mère (elle continue à s’occuper du bébé même s’il hurle et trépigne de rage), elle va le construire. Si elle est mal gérée (la mère ne réapparaît pas, elle donne des soins insuffisants et de manière irrégulière), elle risque de le détruire.