3. « Moi… Vous » les soignants, les accompagnants

 

Cela ne se fait pas, ne se dit pas de parler de notre souffrance à nous, et pourtant elle est là, présente, même si l’habitude fait que nous avons tendance à l’étouffer. Car nous aussi nous sommes en souffrance. Ils nous laissent sur place, avec leurs crises, leur agressivité, leur déprime. Ils nous renvoient à nos limites mais aussi à nos questions. Et nos questions sont les mêmes que celles de leurs parents: pourquoi sont-ils comme ça, qu’est-ce qui a provoqué ça? De plus en plus il y a des réponses que j’appellerai médicales, des explications causales, mais qui n’expliquent pas grand chose, qui ne donnent pas du sens.

Quand des parents me disent que leur enfant est polyhandicapé, parce qu’à la naissance il était en état de mort apparente et qu’il a été réanimé, il y a quelque chose en moi qui a envie de crier. Qui a le droit de faire vivre dans ces conditions là et d’imposer ça à une famille? Il y a quelque chose qui souffre en moi, et je ne sais pas très bien ce que c’est. Puis je me dis que si moi j’avais été confronté à un bébé qui ne pousse pas son cri, je me serai peut-être battue pour qu’il soit vivant, sans me poser des questions sur l’après… Alors qui suis-je pour juger? Ce que je sais, c’est que pour cette famille là, la vie n’est pas simple et que voir ce petit garçon qui communique avec ses yeux, ça me fait mal.

Quand une infirmière en réanimation me dit ne plus pouvoir supporter le regard, la souffrance d’un garçon polyhandicapé de 16 ans, qui n’en finit pas de souffrir, il y a quelque chose qui souffre aussi en moi. Et quand ce même garçon finit par aller avec aide, enfin rejoindre le petit Jésus, là encore au-delà du rationnel, de l’intellectuel (il a fini de souffrir), il y a quelque chose qui souffre en moi, parce que nous sommes là pour la vie, pas pour la mort.

Ma souffrance à moi, elle vient de ce que moi aussi je suis en souffrance avec ces enfants là. D’une certaine manière ils me laissent sur place. Là où ils sont, il m’est difficile de les rejoindre. Je ne peux plus être dans le faire, mais dans l’être avec, et cela c’est difficile.

Reconnaître en moi ces sentiments de colère, de rage, de tristesse, cela me donne le vertige. Mais être sûre que ces sentiments sont les sentiments qu’ils vivent à certains moments et qu’ils mettent en moi, pour que je puisse enfin leur donner un sens, me permet de faire un peu plus avec leur souffrance et de se sentir un peu moins en souffrance.

On peut se blinder contre la souffrance et du coup, ne plus la voir, ne plus la sentir, ne plus la reconnaître. On devient soi-même des autistes, des aveugles. J’aime le terme de compassion parce qu’il y a le mot passion. Il s’agit de souffrir de la souffrance des autres, d’y participer sans se laisser engluer. Le seul moyen que j’ai trouvé non pas pour ne pas souffrir, parce que vivre au fil des jours avec des enfants qui vont peut-être mourir, reste très difficile, très lourd, est de me laisser aller à accepter d’être le dépositaire de ce qu’ils essayent de me faire ressentir.

Quand on regarde les mouvements de certains autistes, on est pris de vertige, on n’arrive plus à penser. Alors je me dis que c’est ce qu’ils ont mis en place pour lutter contre la souffrance qui est la leur. Je peux alors les voir comme des êtres de communication, comme des sujets qui attendent inlassablement que je les regarde non pas comme des gens avec des étiquettes mais comme des sujets. Et cela m’aide un peu à lever ma propre souffrance. D’une certaine manière ils me rendent un peu plus sujet.

CONCLUSION

Pour conclure je voudrais reprendre le titre de cet exposé « objets en souffrance ». La souffrance, la douleur est quelque chose qui rend étrange, étranger. Il est difficile d’être en relation avec quelqu’un qui souffre, car en fait on se sent très vite à l’écart, en souffrance. On ne trouve plus les mots. Très vite celui qui souffre devient un objet qu’il faut aider, qu’il faut tutoriser, qu’il faut étayer. Très vite il perd son statut de sujet. Et c’est peut-être de cela dont il souffre la plus. Et c’est là, où nous les soignants, nous les accompagnants, nous pouvons quelque chose. J’ai dit que je ne savais pas répondre au sens de la souffrance, mais je sais qu’elle appartient à une histoire et que celui qui la vit en est le sujet.