2. L’importance de la relation précoce mère/bébé dans la vie conjugale
Renée Marti, psychologue clinicienne et psychothérapeute de couple, écrit (Le conseil conjugal, pourquoi et comment, ESF, 1980, p. 19) :
« Prototype de toute relation, celle du bébé à sa mère éclaire ce que nous savons de la relation amoureuse. Cette relation est non seulement la première dans le temps, mais aussi primordiale par son intensité et son aspect total. Elle va tracer dans le psychisme de l’être humain un sillage qui ne s’effacera plus. Première, cette relation le restera dans nos fantasmes. Les mécanismes qu’elle aura mis en place ne cesseront de fonctionner. »
Effectivement, nous revivons (inconsciemment) avec notre conjoint la relation primitive avec celle qui nous a donné la vie.
A. Le premier intérêt d’étudier cette relation est qu’elle explique le mélange d’amour et de haine que les partenaires éprouvent l’un pour l’autre.
Mélanie Klein affirme qu’à cause du lien précoce avec sa mère, tout être humain garde dans son inconscient à la fois le désir de faire du mal à l’être aimé et la peur de lui nuire. Nous ressentons vis-à-vis de celui-ci la même ambivalence amour/haine que nous éprouvions vis-à-vis de notre mère. Si c’est la peur qui domine, tout attachement sera impossible, comme c’est le cas pour les « don Juan » pour qui aimer durablement serait risquer de détruire la mère, détruire l’être aimé.
Il nous faut accepter et intégrer cette ambivalence amour/haine. Si nous n’admettons pas notre pulsion d’agressivité et de mort, nous ne pouvons pas vivre non plus notre pulsion d’amour et de vie. Mais si nous trouvons le compromis entre la sexualité agressive, dangereuse, et celle qui rend heureux, soigne et guérit, nous trouvons notre équilibre amoureux et affectif.
Pourquoi n’admettons-nous pas nos pulsions agressives ? Pour Freud, c’est parce que nous les refoulons. Il avait déjà perçu ce lien constitutionnel entre l’amour et la haine : « Toute relation affective intime entre deux personnes (…) laisse un dépôt de sentiments hostiles (…) dont on ne peut se débarrasser que par le refoulement. » (Essais de psychanalyse: Psychologie et analyse du Moi, Payot, 1973, p. 122)
Or si notre Surmoi (l’instance morale en nous) nous fait refouler les fantasmes de haine envers notre conjoint, par crainte de culpabiliser, cela peut conduire à nous interdire tout fantasme, donc aussi celui de l’amour. On ne peut se laisser aller à aimer si on s’interdit de haïr.
C’est pourquoi consulter un conseiller conjugal est si utile à des partenaires en crise. En effet le psychothérapeute leur rend le droit d’exprimer leurs fantasmes de haine, et donc aussi leurs fantasmes d’amour. Ils ont la permission de le haïr, car il entend et supporte l’agressivité en toute sérénité ; celle-ci peut donc s’exprimer librement, soit entre les conjoints, soit vis-à-vis de lui. Ils apprennent que leur haine ne l’effraie pas, et ne le tue pas. L’agressivité lui semble normale et utile.
B. Un second intérêt d’étudier l’interaction mère/enfant est que celle-ci aide à comprendre l’évolution de la vie amoureuse.
Le clivage entre le bon sein et le mauvais sein correspond, pour le couple, à la période où l’homme et la femme « tombent amoureux » (Sur ce sujet on peut lire : Christian David, L’état amoureux, Payot, 1994 ; Francesco Alberoni, Le choc amoureux, Pocket, n° 4081).
Les moments de fusion totale alternent avec des crises de colère. Les amoureux croient ne faire qu’un et exigent que leurs souhaits soient exaucés sans même avoir à les exprimer :
« Si tu m’aimais vraiment, tu aurais deviné que j’avais envie de… » « Pourquoi dois-je toujours te dire quand j’ai besoin que tu t’occupes de moi ? »
Le rapport à l’être aimé, comme celui à la mère, s’apparente alors à la toute-puissance magique, le langage étant même superflu. « Nous nous comprenons même sans nous parler. »
Puis la réalité du « défaut fondamental » va s’imposer. De même que l’enfant découvre qu’il n’est pas sa mère, que sa mère n’est pas lui, qu’il doit apprendre un langage pour exprimer ses désirs, de même je découvre que l’être aimé est autre, qu’il faut parler, communiquer avec lui, demander pour obtenir. Il faut se situer en Sujet désirant, dire JE.
La désillusion est dure. Il ne devine pas tout ! Je vais devoir surmonter les malentendus, m’exprimer clairement, écouter aussi ce qu’il me dit.
J’avais épousé ce qu’il me semblait être un « bon conjoint idéalisé ». Mais je dois accepter le fait que mon « conjoint réel » n’est pas « tout bon » (ni d’ailleurs « tout méchant »). L’être aimé à la fois me donne et me frustre, exactement comme le faisait ma mère.
J’aime une personne qui n’est pas parfaite et je l’accepte, sans sombrer dans la haine. « Ce n’est qu’au-delà de cette acceptation du réel que le plaisir et la satisfaction redeviennent possibles, car c’est en dernier ressort la résistance à la frustration qui conditionne notre aptitude au bonheur », dit Freud.
Je sais que notre lien amoureux inclut l’amour et la haine, la fusion et l’agressivité, et j’accepte cette ambivalence, car les bons moments où je revis l’extase de la fusion amoureuse (l’intimité sexuelle par exemple) sont plus intenses que les mauvais. C’est ce qui fait que dans mon couple les pulsions de vie, d’amour ont le dessus sur les pulsions de mort, de destruction.
Un couple mûrit lorsqu’il intègre ces réalités. Il perdure lorsqu’il apprend à passer continuellement de la fusion (sexuelle, affective…) à la distanciation, de la dépendance à l’autonomie et réciproquement. Car le désir renaît sans cesse du manque, et s’il n’y a pas de manque, si on est toujours ensemble, dans la fusion, le désir s’éteint.
Mais que se passe-t-il si le couple n’y parvient pas ? S’il m’est insupportable de découvrir que l’être aimé n’est pas le « conjoint idéalisé » que j’attendais ? Si de « tout bon », j’en suis venu à le considérer comme étant « tout mauvais » ? Si je n’arrive pas à passer du stade des clivages au stade de l’ambivalence ?
Alors il ne me reste plus que l’issue de la haine. Et si je ne pouvais pas changer de mère, par contre je peux changer de partenaire ! Je me sépare donc de lui, et je me remets en couple avec quelqu’un d’autre. Cette fois, c’est sûr, ce sera le bon ! Mais tôt ou tard le même problème se reposera avec lui, et avec d’autres encore éventuellement.
Ou alors, en nous disant « Ça va souder notre foyer», nous décidons d’avoir un enfant. En réalité nous transférons sur ce dernier cette quête de fusion parfaite, mais la venue d’un enfant n’a jamais fait passer un couple du stade infantile au stade adulte.
C’est un des rôles d’un conseiller conjugal ou d’un psychothérapeute que d’aider les époux à ne plus vivre d’images idéalisées, mais à accepter la réalité de l’autre tel qu’il est.