2. « Ils » les enfants, les patients
Quand j’ai commencé à travailler avec des enfants psychotiques qui présentaient une importante déficience mentale, je m’étais imaginé que cette incapacité à penser avait une fonction bien précise. Elle était là pour empêcher de se souvenir, pour éviter de souffrir. Il me semblait que la souffrance avait été pour eux tellement insupportable, qu’ils l’avaient enfermée au fond d’eux même, très en profondeur, comme dans une poche étanche. Ils ne savaient plus qu’elle avait été là. Les anamnèses d’enfants psychotiques montrent qu’il y a eu une souffrance massive. Les efforts faits pour créer cette poche bien fermée, leur avait pris une telle énergie, qu’il n’en restait plus pour le reste. Ce que je pensais là, n’était pas complètement faux, car il semble bien que ce soit une souffrance intolérable qui provoque le retrait de l’autisme primaire. ( TUSTIN F. 1992. Autisme et protection. Paris, Seuil)
Je travaille maintenant avec des enfants et des adolescents qui ont quelque chose qui ne va pas dans leur corps. J’ai appris que suivant leur organisation la souffrance a beaucoup de manière de s’exprimer. Des fois elle s’exprime avec du comportement. Alors ils font des conneries, des bêtises. Mais presque toujours, avant il y a un temps de désintérêt, un temps de repli, un temps de déprime. Ce temps là, qui est un temps d’appel, passe inaperçu, parce qu’un adolescent trop « sage », ça ne gêne pas beaucoup.
Chez d’autres, quand la souffrance est trop intense, alors il y a un blocage.Quand je dis souffrance, je pense à la douleur car les traitements qu’ils subissent font mal, très mal, et aussi à la souffrance du coeur.
Rien ne se dit, mais rien ne passe plus non plus, et c’est souvent un blocage de la fonction alimentaire, qui finit par alerter les soignants. Et ce blocage là, dit bien qu’ils sont en souffrance, qu’ils essayent de ne plus sentir, de ne plus vivre comme ça. C’est un blocage qui fait très peur, car un enfant qui ne mange pas, c’est un enfant qui peut en mourir.
Magalie a 16 ans. Comme elle est trop petite pour son âge, car elle est atteinte d’une maladie génétique, elle accepte une intervention chirurgicale pour grandir de 16 centimètres. Cette intervention se fera en deux fois. Elle n’habite pas en région parisienne. Elle devra donc pour continuer sa scolarité être interne pendant une ou deux années au centre de Villiers. Elle est la seconde d’une fratrie de trois. Quand elle est venue au monde, elle tenait dans une boîte de chaussures. Elle a subi un bon nombre d’interventions dont une sur le coeur. Cette opération a été faite à Paris quand elle avait trois ans était une opération quitte ou double. Elle a été suivie d’un transfert dans l’hôpital de province où Magalie était suivie. Ce séjour a été de très courte durée, car la séparation d’avec le milieu familial n’a pas été supportée. Il avait fallu rendre très vite l’enfant à sa famille. Cette fois ci la douleur post-opératoire est intense, bien au-delà de ce qui était prévisible et Magalie s’entend dire qu’elle joue la comédie… Le placement à Villiers, contrairement à ce qu’elle avait pensé, c’est-à-dire ne plus avoir les parents sur le dos, provoque une reviviscence inconsciente de tout ce qui a déjà été vécu autrefois. Ceci provoque un vécu dépressif majeur, avec anorexie mais aussi augmentation des douleurs. Le corps montre ce qui ne va pas, et finalement Magalie rentrera comme autrefois chez elle, beaucoup plus tôt que prévu, car c’est la seule manière d’enrayer un vécu qui va vers la mort. La petite fille de trois ans qui était certainement restée en souffrance, était redevenue présente. Elle montrait que si on restait sourd, la séparation allait provoquer la mort…
Ce blocage, quand il n’y a pas de langage, peut se traduire autrement. Il peut y avoir des constipations qui ne cèdent pas. Là encore, la mort est au bout, parce que qui dit constipation dit risque d’occlusion, voire de péritonite. Quand le corps se met à parler tout seul de cette souffrance, qu’elle soit physique, psychique, psychologique alors nous ressentons une grande peur, qui est peut-être aussi celle que eux sont en train de vivre, sans pouvoir le dire autrement que par des symptômes. Quand il n’y a que du physique, maintenant, on peut, quand on reconnaît cette douleur, l’apaiser et éviter certains mouvements de désorganisation somatique. Mais quand avec la douleur physique, il y a de l’abandonnisme, alors là c’est bien autre chose.
Boumédienne est un adolescent algérien porteur d’une énorme malformation de la colonne vertébrale. Pour lutter contre ça, on va tirer sur la colonne pendant plusieurs mois, puis on opérera pour mettre une tige qui tutorisera la colonne tordue. Il va aller dans un Centre loin de chez lui. Il ne parle pas bien français, même s’il est censé le comprendre. Et voilà qu’il lui faut avaler la séparation, le traitement qui est très lourd. Je dis avaler, parce que ce garçon là, il a depuis très longtemps des troubles de l’alimentation. Alors comment va-t-il digérer tout ça, lui qui se contente de sourire quand on lui demande comment ça va? Il va tellement mal le digérer qu’il va se mettre à cracher du sang très peu de temps avant de se faire opérer. Il va même faire des hémorragies. Tout le monde sait bien qu’un ulcère à l’estomac, traduit toujours quelque chose qui a à voir avec l’anxiété. Pour lui, curieusement, on dira que c’était purement mécanique! Il a fallu différentes interventions pour lutter contre ces hémorragies, et Boumédienne a bien failli y rester… Pendant l’hospitalisation qui a été très longue, Boumédienne a comme on dit « régressé », déprimé. Il s’est mis à se balancer, à jouer avec de l’eau, à refuser toute nourriture. Ce qu’il montrait c’était qu’il était en souffrance dans son corps mais aussi dans sa tête et dans son coeur. Alors se remettre à se balancer et à jouer avec de l’eau, c’est peut-être un moyen pour souffrir un peu moins. C’est aussi un moyen pour que les autres se sentant incapables de ne rien faire se sentent eux aussi en souffrance.
Il est difficile pour nous c’est d’entrer en relation avec ces enfants, ces adolescents en souffrance, car ils nous atteignent tellement profondément que nous avons envie de crier dessus, de les secouer, ou de baisser les bras. Quels mots trouver pour communiquer, pour au moins faire comprendre que nous les entendons.