1. Quand la souffrance est là…
Elle me possède.
Dans les moments de souffrance intense, qu’elle soit physique (douleur aiguë et qui dure) ou psychique (choc émotionnel brutal) je suis comme réduit à l’état de bête affolée. Je suis un pur cri devant la détresse, souhaitant que cela finisse au plus tôt, quel que soit le moyen. Je souhaite même la mort, pour que s’apaise le tourment : « Qu’il plaise à Dieu de m’écraser, qu’il étende sa main et qu’il m’achève ! », criait Job.
Dans ces instants de larmes, de cris, de gémissements, je ne peux ni penser, ni parler, ni prier. Le passé et le futur sont effacés, seul existe un présent (une éternité) de souffrance. Je crois être en enfer. Une réalité étrangère à moi, différente de l’idée que je m’en faisais, entre par effraction dans ma vie et bouleverse mon univers intérieur. Cette douleur, que je ne sais pas décrire, semble me posséder en partie, m’empêchant de penser. Quand j’ai mal, le corps-objet (que j’ai) est privilégié par rapport au corps‑sujet (que je suis). Je ne suis plus dans mon état normal, mais comme livré à quelque chose qui me viole et m’aliène.
Si l’étau de ma douleur se desserre quelques minutes, j’ai le temps de penser : « Suis-je donc si fragile qu’en un instant toutes mes évidences se brisent et que j’ai même envie de quitter la vie ? » C’est à un émouvant constat de ma condition de créature que je suis contraint. Je repense au Psaume 103 :15 : « L’homme ! Il fleurit comme la fleur des champs. Lorsqu’un vent passe sur elle, elle n’est plus. »
Que le vent de la souffrance passe sur moi, et mon orgueil s’écroule brutalement, je suis confronté à ma vulnérabilité.
Une personne ayant éprouvé un tel séisme de douleur ne sera plus jamais la même face à quelqu’un dans la peine. On ne peut imaginer jusqu’à quelle profondeur peut aller le désarroi si on ne l’a pas vécu soi-même.
Et si on l’a vécu, on a en général une meilleure approche de celui qui souffre. On sait qu’il a droit à un infini respect. Ce n’est pas le moment des discours, mais celui de la présence discrète qui prend acte du mystère d’un être humain qui se bat avec l’absurde. D’ailleurs une seule personne, dans les Evangiles, nous est montrée comme réussissant à entrer en dialogue avec Jésus crucifié. Ce n’est ni Jean, le disciple bien-aimé, ni même Marie sa mère, mais le brigand qui agonise lui aussi sur une croix. C’est peut-être le signe que seuls ceux qui ont souffert peuvent vraiment se comprendre.
A. Je suis seul
Même si dans un premier temps, mes proches m’entourent davantage, je suis vite dans une solitude extrême. Qui peut me rejoindre dans ma douleur ? Les paroles qu’on m’adresse sonnent faux, même si elles se veulent bienveillantes. Ma peine est au-delà des mots, des gestes d’amitié. J’ai envie de crier devant certaines maladresses : « Pense à ceux qui souffrent plus que toi » (comme si leur douleur atténuait la mienne !) ou bien « Dieu te châtie parce qu’il t’aime » ou « Il doit y avoir un péché dans ta vie, cherche bien ».
B. Le non sens
Le tremblement de terre de l’épreuve a ébranlé le sol de mon cœur, qui était fait de confiance en Dieu, en la vie et en les autres. Ce sol s’ouvre sur des abîmes angoissants. La grave injustice qui m’a atteint, la trahison incompréhensible de celui ou celle en qui j’avais pleine confiance, la perte brutale d’un être cher, le handicap suite à un accident, tout cela est du domaine du non sens. Les philosophes appellent cela l’expérience de l’absurde.
En un instant ma vie bascule. Ce qui paraissait évident peu de temps avant, montre soudain sa fragilité, sa vanité.
D’ailleurs, même quand cette souffrance s’installe lentement, elle fait aussi insidieusement son travail de sape sur mes convictions. Et un jour je me retrouve face au non sens, à l’absurde. Les valeurs qui donnaient goût à ma vie, sont comme effacées. Alors surgissent les questions essentielles : devant tant d’absurdité, la vie a-t-elle un sens ? Cela vaut-il le coup de se battre et de continuer à espérer ?
C. La révolte
« Mon âme est dégoûtée de la vie !
Je donnerai cours à ma plainte.
Je dis à Dieu : Fais-moi savoir
Pourquoi tu me prends à partie ! » (Job 10 : 1)
La révolte est une réaction fréquente dans l’épreuve et elle est d’autant plus forte que celle-ci atteint sans raison une personne innocente et juste.
Le prophète Jérémie se plaignait à Dieu : Pourquoi ma souffrance est-elle continuelle ? Et Habakuk disait sa lassitude devant le silence de Dieu : « Jusques à quand, ô Eternel ? »
Se révolter a un côté médicalement sain : notre agressivité réveillée nous donne du mordant pour combattre le mal, elle est un sursaut de vie en nous. C’est pourquoi, n’apaisons pas trop vite l’indignation d’une personne, mais laissons-la exprimer ses sentiments.
Dire ce que l’on pense à Dieu n’est pas blasphémer. Son silence ne nous impose pas d’être silencieux nous-mêmes. Dieu n’a pas reproché à Job ses plaintes audacieuses. Par contre il a dit à ses amis : « Vous n’avez pas parlé de moi avec droiture comme l’a fait mon serviteur Job. » La protestation violente de la personne peut être l’occasion d’une découverte de la vérité sur elle-même, d’un réaménagement de son être psychique.
Toutefois la révolte n’est pas sans danger si elle conduit à la rancœur, la haine, voire au blasphème quand elle est excessive. Il convient donc de la réguler.
D. La régression
Lorsque des soldats se battent sur le front, et que la bataille tourne en leur défaveur, ils courent se protéger dans leurs retranchements. Il en est de même pour ma personnalité. Quand elle est soumise à une trop rude tension, elle a spontanément tendance à revenir vers des positions défensives anciennes. Elle réactive un stade de son histoire où elle obtenait davantage de gratifications : c’est la régression.
Dans l’épreuve, je suis le centre du monde, je ne parle que de mes malheurs. Je recherche une relation fusionnelle avec Dieu comme un bébé avec sa mère. Je fuis dans le surmenage ou la boulimie.
Je ne dois pas éliminer trop vite ces tendances à la régression, qui ont un rôle de protection de ma personnalité dont les défenses sont débordées. Je découvre ma rapidité à revenir à un stade infantile. Cela me rend humble : moi qui me croyais adulte, je découvre que je suis encore un enfant !
Certaines régressions ont une telle ampleur, sous la pression de l’inconscient, qu’elles semblent balayer des années d’efforts spirituels. Mais Dieu est fidèle et ne me condamne pas lorsque, mon psychisme s’effondre. De plus ces périodes où je régresse me font réaliser combien j’ai besoin de l’aide des autres. Je me voulais stoïquement autonome, je découvre, avec l’écroulement de ma cuirasse, que je ne peux pas vivre sans autrui. Et j’admire Jésus qui, sur la croix, en proie à la souffrance la plus atroce, pensait aussi aux autres, ouvrant le ciel au brigand, prenant soin de Marie, intercédant pour ses bourreaux.
E. La désespérance
Cette tentation insidieuse survient dans les épreuves accablantes ou qui durent. Peu à peu mes forces intérieures me lâchent, ma combativité s’atténue et j’ai envie de baisser les bras. Le pessimisme s’installe, ma confiance en Dieu, en la vie, en l’avenir, est sapée. Il m’arrive, comme à Job, de maudire le jour de ma naissance.
Que faire quand les raisons d’exister, le sens de la vie, la possibilité d’aimer, semblent avoir disparu ?
Il me faut tout d’abord admettre mon angoisse métaphysique de créature, cette angoisse qui me fait m’écrier : « Pourquoi suis-je si vulnérable ? Pourquoi Dieu permet‑il cette souffrance ? Pourquoi suis-je si près de la mort ? Pourquoi ? Et surtout : Pourquoi moi ? »
Dans ces instants, les Psaumes de supplication (Psaumes 6, 28, 88, 102, etc.) ou les paroles de Job m’aident à mettre des mots sur ma douleur :
« Du fond je l’abîme je crie vers toi…
Mon âme est rassasiée de maux et ma vie s’approche du séjour des morts. »
Ces mêmes passages de la Bible, écrits par des hommes ayant crié à Dieu et ayant été exaucés, m’ouvrent à l’espérance :
« Je ne mourrai pas, je vivrai. »
« Quand un malheureux crie, l’Eternel entend et il le sauve de toutes ses détresses. »
Dans cet état de désespérance, il est bon d’oser dire à quelqu’un : « Je touche le fond, aide-moi, je n’en peux plus. » Ce premier pas dans le dépouillement de mon orgueil, c’est peut-être ce par quoi la souffrance deviendra occasion de renouvellement personnel. Je ne demande à cette personne rien d’autre que d’être là, présente (même si elle se sent démunie) et pleine d’un infini respect pour ma détresse. C’est alors l’expérience, faite ici et maintenant, de son amour désintéressé qui va faire resurgir l’espoir. Je renouerai avec le Dieu qui est amour en me disant : s’il y a ici un peu d’amour venant de cette personne, c’est qu’il s’alimente à la source d’amour qui est Dieu.