LA FATIGUE NORMALE DE L’INTERVENANT EN SANTE MENTALE
Comment expliquer à votre beau-frère qui déménage de lourds cartons toute la journée que vous semblez encore plus fatigué que lui? De son point de vue, vous ne faites rien! Un intervenant en santé mentale, ça demeure assis toute la journée, dans une chaise confortable, et ça ne fait qu’écouter les problèmes des gens. Quoi de plus simple? Comment expliquer que le travail en santé mentale puisse être épuisant et source de détresse émotionnelle? Cela s’explique par plusieurs facteurs.
Devoir prendre des décisions importantes au sujet de situations complexes, sous pression, dans un climat de crise, alors qu’il manque des informations importantes, et que l’enjeu peut être une question de vie ou de mort.
Côtoyer quotidiennement des gens excessivement pessimistes, exigeants, accusateurs et agressifs.
Devoir recommencer encore et encore des interventions auprès de gens parfois passifs, peu motivés, qui ne suivent pas les conseils qu’ils réclament eux-mêmes ainsi qu’auprès de personnes qui régressent parfois à leur niveau de fonctionnement antérieur.
Obtenir des résultats difficiles à évaluer et peu spectaculaires qui nous amènent ou qui amènent notre entourage à douter de la valeur de notre travail.
Fournir une attention soutenue, une bonne présence d’esprit, et faire preuve de souplesse face aux imprévus quotidiens et aux changements fréquents.
Vivre souvent de l’impuissance sans perdre l’espoir.
Recevoir des commentaires dévalorisants de gens qui croient à tort savoir ce qu’il faut faire et pouvoir le faire sans formation.
Recevoir les critiques de personnes d’orientations théoriques différentes.
Travailler selon des modalités différentes de celles que l’on a apprises, loin de nos attentes et de notre idéal.
Travailler au sein de structures cloisonnées, rigides, où règne une certaine confusion dans la définition des rôles, ainsi que sur le plan des priorités.
Travailler avec peu de support malgré les menaces constantes de poursuites, de mesures disciplinaires, ou de congédiement.
Côtoyer quotidiennement des gens dont les valeurs sont en conflit avec les nôtres.
Côtoyer quotidiennement l’expression d’émotions intenses. Être confronté à notre propre souffrance au contact de la souffrance d’autrui.
Devoir vivre des deuils à répétition associés aux départs des clients et aux suicides.
Plusieurs intervenants ne se reconnaîtront pas dans cette liste de facteurs pouvant amener un état de détresse chez l’intervenant. C’est parfois pour la simple raison que leur pratique est structurée spécifiquement pour éviter d’être confronté à ces éléments. Je pense par exemple à ma collègue qui était tout étonnée de mon intérêt pour les stratégies de motivation auprès des clients. « Pourquoi motiver les clients, me dit-elle? Au contraire, j’exige qu’ils me prouvent qu’ils sont motivés avant d’accepter d’entreprendre une psychothérapie. »
Nous ne voyons pas les mêmes clients et ne travaillons pas dans le même contexte. Certains d’entre-vous ne voient pas de clients gravement perturbés en situation de crise. Ils ne sont pas confrontés aux contraintes et aux critiques associés aux équipes multidisciplinaires. Ils ne fréquentent que des collègues de même allégeance théorique et ne lisent que des documents associés à leur propre approche.
Face à cette diversité dans la souffrance, j’ai été tenté de diriger cet article spécifiquement vers l’intervenant en santé mentale travaillant dans le secteur public: clinique externe de psychiatrie, service de psychologie, centres de rééducation, ressources pénitentiaires, etc. J’ai toutefois cru constater que les difficultés économiques et la compétition sur le marché de l’emploi amènent de plus en plus les jeunes professionnels à prendre en charge en bureau privé une clientèle tout aussi difficile que celle suivie en clinique externe de psychiatrie. Aux difficultés déjà mentionnées s’ajoutent alors l’isolement professionnel et le manque d’encadrement.
Le fait même de présenter la liste qui précède me rend louche aux yeux de certains collègues qui me soulignent que je dois être bien en détresse moi-même pour m’intéresser autant à ce thème. Je comprends que ce thème n’ait pas été l’objet de beaucoup d’articles. Faut-il passer sous silence la fatigue et la souffrance normales de l’intervenant en santé mentale parce que cela nous expose à la critique? Il faudrait alors passer bien des sujets sous silence. La critique est omniprésente dans le domaine de l’intervention en santé mentale.
Il n’y a pas de limites aux possibilités de critiques dans ce domaine. Chaque intervention peut être critiquée par celui qui prend une position théorique opposée. C’est tellement facile de critiquer.
Vous pouvez critiquer un de vos collègues en lui reprochant de ne pas accorder assez d’importance au processus ou de ne pas se préoccuper du résultat.
Vous pouvez lui souligner que ce qu’il affirme n’est pas vrai dans tous les cas ou encore que vous l’avez déjà vu agir d’une façon différente que ce qu’il prône.
Vous pouvez également lui reprocher d’être trop prêt ou trop loin de ses patients, de s’intéresser à l’excès aux techniques structurées ou encore de ne pas assez s’y intéresser.
Ce collègue réagira peut-être aux reproches voulant qu’il s’intéresse trop aux émotions ou encore à l’intellect.
Il réagira sans doute fortement si vous lui reprochez de simplifier ou de complexifier la situation à l’excès.
Vous pouvez aussi lui souligner qu’il n’est pas assez actif pour tenter d’influencer positivement la situation, ou encore qu’il bouscule le client par ses suggestions trop énergiques. Mentionnons finalement que vous pouvez lui reprocher de s’intéresser seulement à l’individu au détriment de l’effet du problème et du changement sur l’environnement ou à l’inverse de ne pas assez tenir compte de la dynamique intrapsychique de la personne.
Le psychothérapeute est d’ailleurs source de bien des critiques de la part du grand public. Bien des films et des romans populaires le présentent comme encore plus malade que ses clients. Comme me le soulignait l’une de mes clientes, les psychothérapeutes rapportent de plus hauts niveaux d’abus physiques, d’agressions sexuelles, d’alcoolisme des parents, d’hospitalisation psychiatrique d’un des parents, de la mort d’un membre de la famille, et plus de dysfonction dans leur famille d’origine que les autres professionnels.
Ma cliente a toutefois omis de me signaler que selon le même article, les psychothérapeutes rapportent moins d’anxiété, moins de dépression, moins de dissociation, moins de perturbation du sommeil, et moins de difficulté au niveau des relations interpersonnelles que ceux d’autres professions.
Ces auteurs associent le rôle de psychothérapeute au rôle d’enfant parental qui a appris à s’occuper de personnes dysfonctionnelles au cours de son histoire. Ils mentionnent également l’existence du soignant blessé qui s’identifie aux problèmes de ses clients et se traite à travers eux. Il se réfère finalement à la possibilité que les psychothérapeutes soient eux-mêmes d’anciens clients ayant bénéficié du traitement qu’ils dispensent.
Sommes-nous tous à la remorque de nos scénarios primitifs? Le choix de devenir psychothérapeute peut-il être un choix légitime basé sur des attentes réalistes? Pouvons-nous avouer être à la recherche de saines gratifications telles que le plaisir de découvrir le sens de ce qui était confus, le contact intime avec une riche variété de styles de vie, le plaisir de soulager la souffrance d’autrui en partageant ses connaissances, la promotion de valeurs qui nous tiennent à cœur telles que la maîtrise des conflits par l’expression verbale et la compréhension mutuelle?
L’intervenant en santé mentale peut aspirer à la reconnaissance de son droit d’exercer une profession gratifiante sans être soupçonné de profiter d’une façon perverse de ses rencontres. Il peut également aspirer à la reconnaissance de l’existence d’une fatigue et d’une souffrance normales et légitimes étroitement associée à la nature de son travail.
Les soupçons qui pèsent sur les intervenants qui reconnaissent ouvertement la difficulté de leur travail se rajoutent inutilement au fardeau déjà existant. Sous l’effet de ces facteurs, le psychothérapeute peut sombrer dans l’isolement, la froideur, l’évitement, la rigidité, le contrôle, la colère et l’agitation. C’est ici que nous retrouvons tous les symptômes associés au trouble d’adaptation avec ou sans éléments anxieux et dépressifs.
Comment réagir à cette souffrance? Quelles stratégies d’adaptation adopter? Comment prendre soin de soi lorsqu’aider fait mal? L’élaboration détaillée de ces thèmes irait au-delà de la portée de cet article.
Je me contenterai de souligner que les stratégies devront être adaptées à la nature du problème. Les conseils banals suggérant de mieux gérer son temps, de planifier plus de loisirs, de se reposer et de relaxer, de prendre du temps « de qualité » auprès de nos intimes, de faire plus d’exercice, de développer des intérêts et des loisirs hors du travail, de trouver un équilibre entre le travail et le jeu sont pertinents.
Ils peuvent toutefois rajouter à la souffrance la culpabilité de ne pas réussir à se relaxer un peu plus ou de ne pas suivre les conseils que nous donnons nous-mêmes. L’intervenant peut se mettre à revivre ses problèmes de compulsion ou de difficulté à mettre des limites dans ses loisirs, qui deviennent une partie supplémentaire du travail. Les nouveaux loisirs peuvent miner le support familial.
Gérer la souffrance n’est donc pas toujours une tâche simple. Encore faut-il bien identifier quelle en est la nature. Les résultats de trois études impliquant 1,187 participants ont démontré par exemple que les symptômes de l’épuisement professionnel étaient plus reliés à des problèmes conjugaux qu’au stress associé au travail.
L’intervenant en santé mentale devra donc parfois porter son regard sur la nature de la tâche, sur ses conditions de travail, sur son style de vie, sur la satisfaction globale de ses besoins ainsi que sur l’état de son réseau de support. Il pourra également remettre en question ses critères d’estime de soi et ses attentes quant à son rôle.
Dans d’autres cas, et particulièrement lorsqu’il se sent piégé dans la répétition de schèmes primitifs d’inadaptation, il devra résoudre les situations inachevées avec son histoire et sa famille personnelle. Il deviendra alors pertinent d’identifier par exemple les règles familiales au sujet de la façon de régler les conflits, au sujet du travail, au sujet de la performance, au sujet du rôle de sauveur, au sujet de la différentiation (habileté à être en contact émotionnel avec les autres tout en demeurant autonome dans son fonctionnement émotionnel). L’intervenant en santé mentale aura également avantage à évaluer sa capacité à être non réactif, c’est-à-dire à ne pas être poussé à réagir d’une façon prévisible, à sortir des triangles difficiles, et établir de vraies relations un à un.
Nous nous retrouvons donc encore une fois devant un idéal parfois inaccessible. Intervenir en santé mentale, c’est en partie une source de fatigue et de souffrance à cause justement de la comparaison que nous faisons entre ce que nous sommes et cet idéal inaccessible.
Comment doit être un intervenant en santé mentale? Des étudiants appelés à définir un bon intervenant en santé mentale ont suggéré la liste suivante de caractéristiques :
- Autonome personnellement et professionnellement
- Calme intérieurement
- Capable d’accepter le client comme personne
- Capable d’accueillir les gens
- Capable d’adaptation
- Capable d’apprendre
- Débrouillard
- Capable d’écouter
- Capable d’établir un bon contact avec les gens
- Capable de communiquer avec les membres d’une équipe multidisciplinaire
- Capable de faire face aux crises
- Capable de gérer son stress
- Capable de gérer son temps
- Capacité de respecter les contraintes administratives
- Capable de s’affirmer
- Capable de se débrouiller avec la technologie moderne (ordinateurs, télécopieurs, etc.)
- Capable de se déplacer
- Capable de se remettre en question
- Congruent
- Créateur
- Discret
- Disponible
- Dynamique
- Empathique
- En bonne santé physique et mentale
- Esprit d’équipe
- Esprit ouvert
- Expérience personnelle et professionnelle pertinente
- Formé par une scolarité institutionnelles ou par une formation professionnelle pertinente
- Honnête
- Intuitif
- Le sens de l’organisation
- Maîtrise de soi
- Motivé à se former et à s’améliorer
- Motivé à travailler auprès de cette clientèle et au sein de cet établissement
- Polyglotte
- Réaliste
- Un bon sens de l’humour
- Un sens éthique
- Une bonne connaissance de soi et de ses limites
- Une bonne correspondance entre les ressources personnelles et les exigences de l’emploi
- Une stabilité financière, personnelle et relationnelle
Je n’ai pas rencontré beaucoup d’intervenants en santé mentale qui correspondent complètement à ce portrait … Le rôle continuera donc d’être rempli par des êtres humains imparfaits qui visent l’accessible plutôt que l’idéal, tout en tenant compte des attentes de leur client, du mandat que leur confie leur employeur, et du contexte dans lequel se déroule leur intervention.
(Résumé du livre de Bruno Fortin : Intervenir en santé mentale. Montréal Éditions Fides, 1997)