A. LA CRISE D’IDENTITÉ DE L’HOMME MODERNE
Elle est due, entre autres, au fait que les relations de l’individu avec le groupe social, en particulier la famille, ont changé.
1. LA SURVIE ET LES DEVOIRS
Pendant des millénaires le couple traditionnel a été orienté vers la reproduction de la vie et la transmission, de génération en génération, d’un patrimoine biologique, matériel, culturel et spirituel. Les deux indices de mortalité et de fécondité s’équilibraient et étaient réglés par le destin. La courbe démographique était subie. Peu d’événements relevaient d’une décision personnelle. Les institutions, religieuses en particulier, aménageaient le destin pour que survive la famille.
L’anthropologue Lévi‑Strauss évoque fort bien cette époque lorsqu’il dit : « Notre espèce humaine est précaire, biologiquement mal équipée pour la sélection naturelle, elle aurait dû disparaître. Elle compensera sa faiblesse en inventant la solidarité du groupe et, au premier rang, la famille, qui permit la survie de l’espèce. »
L’évidence de la mort, toujours prématurément possible, et la fragilité de l’existence, faisaient que l’individu devait s’effacer au profit du groupe. Dans la famille, le rôle et la place de chacun étaient définis par ce principe selon lequel la survie de la famille imposait à chacun des obligations.
Le philosophe René Girard dit : « L’idée d’autonomie ou de bonheur personnel était impossible, barrée jusque dans l’imaginaire. »
Deux mots résument les relations dans le couple et la famille pendant ces millénaires : survivre et transmettre. Le bonheur était tout relatif, l’urgence faisait loi. Les attentes étaient très réduites. La mort, qui menaçait en permanence chaque membre de la famille, et imposait la tâche de transmettre la vie, allait élever le devoir au niveau de vertu.
Le système familial, pour fonctionner, avait besoin de faire l’économie d’une affection excessive. L’anthropologue Margaret Mead dit que « pour le couple était exclu tout rêve irréaliste de bonheur personnel. L’avenir était tout tracé d’avance. »
C’est la raison pour laquelle les relations dans la famille se définissaient par les devoirs :
- Les devoirs du mari et ceux de l’épouse
- Les devoirs du père et ceux de la mère
- Les devoirs des parents et ceux des enfants
- Et même… le devoir conjugal !
L’individu s’effaçait devant le groupe. Il raisonnait ses rapports à la famille en fonction de ses devoirs qui lui donnaient un rôle, et dans ce rôle une identité. En remplissant bien ses devoirs, il recevait une identité.
L’enseignement de l’Eglise consista souvent à sacraliser et à sublimer ces obligations. Ainsi la femme devait trouver son identité dans son rôle et ses devoirs de mère. Il lui était très difficile de se construire une identité personnelle en dehors de ce rôle.
Cela amena une confusion entre rôle social et identité personnelle.
Pour que ce système fonctionne, il fallait que la notion de mort et de précarité soit présente au quotidien. C’était le cas, comme l’a dit un historien français : « La mort était au centre de la vie, comme le cimetière au centre du village. »
2. LA VIE ET LES DROITS
Depuis les années 1950‑1960, la durée de la vie humaine a fait un bond vertigineux, ce qui a provoqué un changement fondamental des relations dans la famille.
Aujourd’hui, nous percevons et raisonnons nos relations en fonction non plus de nos devoirs, mais de nos droits, puisque l’individu peut exister personnellement et avoir des droits sans mettre en cause la survie du groupe.
La durée de la vie s’est allongée, et, comme on peut réguler les naissances, on a le temps, non seulement d’élever ses enfants, mais encore de penser à soi‑même une fois qu’ils ont quitté le nid familial. Il est devenu fréquent de voir, dans la même maison de retraite, la mère et la fille ensemble. Les générations ne se succèdent plus, elles se superposent.
Avec ce nouveau type de relations on parlera maintenant :
- Des droits des parents
- Des droits de la femme
- Des droits des enfants
- Des droits à la liberté
- Des droits à la différence
- Des droits à l’épanouissement
Tout ceci est en grande partie juste et bon, mais peut conduire à des excès et à un individualisme égoïste. On parle aujourd’hui davantage de ses propres responsabilités face à la vie que de ses devoirs vis‑à‑vis du groupe. Quelqu’un a dit que « l’homme, en devenant individu, devint individualiste ». Par exemple, l’enfant est parfois perçu comme empêchant les parents de jouir de tous leurs droits.
Les relations étant basées sur les droits personnels, on voit apparaître une augmentation des attentes et par conséquent de nombreuses occasions de frustration, ce qui explique qu’un divorce sur deux se produit très tôt, dans les 18 premiers mois de mariage.
On notera aussi que ce nouveau mode de relation nécessite une meilleure communication, d’autant que l’autre est là soit pour satisfaire mes droits, soit pour les restreindre.
Si dans le devoir accompli et dans le rôle donné par le groupe, l’individu parvenait à trouver son identité, il n’en est pas de même en ce qui concerne les droits. Et le grand problème qui se pose aujourd’hui est le problème de l’identité.
Virginia Satir, célèbre thérapeute du couple et de la famille, en arrive à dire : « D’où que l’on prenne les problèmes de l’individu, du couple ou de la famille, on arrive toujours à cette question de l’identité. »
Elle peut se formuler ainsi : « Qui va me dire qui je suis ? »
Ajoutons qu’environ cinquante ans sont nécessaires pour changer ce que l’on appelle « l’inconscient collectif ». Ce qui veut dire qu’aujourd’hui nous nous trouvons encore avec des schémas de pensée de type devoirs, tout en fonctionnant au sein de relations de type droits. Le conflit que cela crée peut être très culpabilisant.
Mais ce nouveau style de relation, s’il fragilise l’individu, le couple et la famille, n’est‑il pas aussi la meilleure voie vers l’épanouissement réel de chacun ? Finalement, c’est un peu comme une machine qui, en se complexifiant, se fragilise, mais devient aussi plus performante.