2. Chapitre VI – Diagnostic… Bingo
Les amis et la famille ont pu faire connaissance avec ce nouveau bébé, et maman et toi vous êtes réjouis à la vue de Perrine, votre deuxième petite-fille. Chacun a enfin pu offrir son cadeau et nous avons été comblés
Dans notre minuscule logement vétuste où les rayons du soleil filtraient difficilement à travers l’opacité des vasistas, le quotidien avec Perrine était assez compliqué. Le manque de W.C., de salle de bains, et l’impossibilité d’installer une machine à laver m’obligeaient à de multiples tours de force. En outre, monter et descendre une échelle plusieurs fois par jour avec un bébé tout mou dans les bras était un exercice périlleux, mais nos finances ne nous permettaient pas de nous loger plus décemment. Sur ce sujet, motus et bouche cousue car « on nous l’avait bien dit ! » Heureusement, à elle seule, Perrine était un soleil qui irradiait partout, et les « acrobaties » multiples pour franchir les obstacles ne m’effrayaient pas.
J’ai rapidement repris les répétitions, tout en assumant mon rôle de mère. J’ai réorganisé mon emploi du temps de fond en comble pour assumer deux métiers à la fois, (maman et comédienne !) sans pour autant cesser de militer au Parti. Couchée dans son couffin Perrine m’accompagnait partout et j’interrompais séances ou réunions pour les biberons et les changes. J’avais définitivement renoncé à lui donner le sein et l’ai beaucoup regretté, mais « ça » ne marchait pas du tout avec elle.
Jour après jour, j’observais minutieusement ses moindres gestes et réactions, afin de les comparer avec les fiches de lecture que j’avais établies pendant ma grossesse, et sur lesquelles j’avais scrupuleusement noté tous les tests concernant le développement psychomoteur du petit enfant.
Perrine était présente, s’intéressait et réagissait à tous les bruits autour d’elle, nous suivait des yeux, prenait du poids, reconnaissait ma voix et celle de son papa en nous faisant de merveilleux sourires… Pourtant, après deux mois, son corps était toujours très mou et sa tête ballottante. En visite à la PMI, la puéricultrice m’a assurée que le bébé reprendrait peu à peu des forces, et que sa faiblesse apparente était la conséquence de l’hospitalisation. « Vous êtes trop pressée, Mme Blandau, votre petite fille a subi un grand choc, il faut lui laisser du temps ! »
Les semaines suivantes, idem… Très éveillée et souriante, la petite blondinette manquait toujours de tonus. Dans la salle d’attente, je voyais bien que les bébés du même âge, sur les genoux de leurs mères, commençaient à se tenir assis avec un soutien, et qu’avec quelques stimulations ils pouvaient tenir leur tête droite plusieurs instants. « Je veux bien attendre, mais quand même, ça cloche un peu chez Perrine, et j’aimerais bien en avoir le cœur net…Elle m’agace cette puéricultrice ! Je veux voir un pédiatre au plus vite ».
A la première visite, après avoir effectué quelques tests sur le bébé, le pédiatre a confirmé « Oui, votre bébé a un léger retard psychomoteur, mais vous savez, c’est normal, après un mois d’hospitalisation… elle est encore bien petite… il faut lui laisser un peu de temps… », « Merci docteur, on vous doit combien pour ce que nous savions déjà ? »
Le mois suivant, en pleine répétition, une douleur foudroyante dans le côté droit m’oblige à stopper net. Pliée en deux, je rentre précipitamment chez moi et fais venir un médecin d’urgence. Il diagnostique un vague problème au foie et me prescrit une hospitalisation immédiate afin de faire des examens approfondis.
Bingo ! Ambulance, hôpital de Versailles, anti-douleurs, prises de sang, urines, la totale ! J’ai été obligée d’y passer la nuit dans l’attente des résultats prévus pour le lendemain.
Le lendemain matin ? Je suis toute jaune de la tête aux pieds : blanc des yeux… jaune, ongles… jaunes, selles… mastic ! Résultats d’analyse ? Illisibles… le sang trop « chargé ». « On ne peut pas vous laisser sortir Mme Blandau, il va falloir attendre un vrai diagnostic. On pense à une crise de foie ou une hépatite ? On ne peut rien confirmer pour l’instant. Ça pourrait aussi être votre vésicule biliaire, mais on n’y croit pas trop à 23 ans ! », « Mais ça n’est pas possible, je ne peux pas rester hospitalisée ! J’ai un bébé de trois mois seul avec son papa qui doit travailler. Je veux sortir ! Je veux mon bébé ! », « Il n’est pas question de vous laisser sortir, et votre bébé ne pourra pas vous rendre visite… Les petits enfants sont interdits dans le service ! », « Et vous allez me garder comme ça pendant combien de temps ? », « On ne sait pas, ça dépend de vous… »
La nuit venue, ni une ni deux, j’ai discrètement enfilé mes vêtements, me suis chaussée, et… ai mis les voiles. En traversant la cour, un infirmier m’a interpellée pour me ramener manu militari jusqu’à ma chambre, où j’ai piqué une crise de nerfs ! Il m’a plantée là, désemparée, en ayant bien pris soin de subtiliser toutes mes affaires personnelles afin d’éviter toute récidive.
Je ne supportais pas d’être à nouveau brutalement séparée de Perrine. Je savais que Jaheu ne mettrait pas toute une équipe de comédiens dans l’embarras en ne se rendant pas aux répétitions. Une comédienne absente, c’était bien suffisant ! Deux, c’était toute la troupe qui était bloquée. « Mais qu’allait devenir Perrine ? Qui allait s’occuper d’elle ? »
Jaheu, qui n’avait toujours pas son permis de conduire, et qui devait se rendre aux répétitions par les transports en commun, me rassurait comme il pouvait. Ses parents lui avaient proposé de prendre Perrine quelques jours chez eux dans la journée, et Jaheu la récupérait le soir, en rentrant du travail. J’étais morte d’angoisse, car je n’avais aucune confiance. Perrine n’avait que trois mois, il n’y avait que moi qui savais m’en occuper !
Au bout d’une semaine, mes beaux-parents ont fait comprendre à Jaheu qu’ils ne pouvaient pas continuer à garder Perrine… Merci les beaux-parents !
Par contre, BRAVO Papa ! Avec Maman, tu as été d’accord pour prendre le bébé, le temps qui serait nécessaire à mon rétablissement. Tu es donc venu chercher Perrine et tu l’as ramenée chez toi. Tu m’as dit par la suite que vous étiez peu rassurés, seuls, tous les deux, avec ce petit chez vous. Je sais que tu as passé de nombreuses heures à la bercer, car elle était tellement « perdue » sans moi, elle pleurait beaucoup. Un grand coup de chapeau à toi et à Maman !
Pendant ce temps, je me morfondais dans l’attente de résultats probants. Ils ont fini par tomber au bout de deux semaines : vésicule biliaire pleine de calculs, opération imminente. Aucun médecin ne croyait qu’il était possible qu’une jeune femme de 23 ans ait fabriqué un tel tas de caillasses.
J’ai donc subi une ablation de cette vésicule, à la suite de quoi je suis encore restée hospitalisée une dizaine de jours avant de pouvoir sortir. Au total, je venais d’être à nouveau séparée de mon bébé pendant un long mois.
Tout incompréhensible que fût ce nouvel incident dans ma vie, je me suis demandé, beaucoup plus tard, d’où provenaient ce « mauvais sang » et ces « cailloux » que mon corps avait fabriqués. Je suis restée de très longues années sans trouver de réponse, avant de déduire que j’avais probablement un « terrain propice », mais que peut-être aussi, tout ce que j’avais « encaissé » depuis mon enfance s’était cristallisé à l’intérieur de moi, sans jamais pouvoir sortir, m’empoisonnant ainsi la vie.
A ma sortie d’hôpital, je me suis précipitée sur ma fille qui allait avoir quatre mois, et j’ai repris dare-dare le cours de mes activités sans la quitter des yeux.
Quelques semaines se sont écoulées avant que je m’aperçoive que j’étais de nouveau enceinte. Toutes les perturbations que je venais de traverser avaient retardé mon retour de couche, et je n’avais pas pu reprendre de contraceptifs. Cette seconde grossesse était inconcevable, et ma décision fut vite prise d’y mettre fin, car la priorité des priorités, c‘était la vie de Perrine. J’ai donc subi une Interruption Volontaire de Grossesse, dans une clinique près de Versailles. Entrée le matin toute perdue et affolée, j’en suis ressortie libérée dans l’après-midi sans aucun remords ni culpabilité. Ça, mon cher Papa, tu ne l’as jamais su non plus, car un avortement, pour un catholique comme toi, c’était un crime gravissime que tu ne m’aurais jamais pardonné.
Perrine n’arrivait toujours pas à redresser sa tête, ni à se tenir assise, ni à tenir un objet dans sa main, ni à vocaliser, ni à téter correctement ses biberons. Je devais agrandir tous les trous des tétines car elle n’avait pas assez de force pour « tirer » correctement dessus. Par contre, ses sourires et ses yeux avides étaient de purs émerveillements et me ravissaient.
Je me questionnais sérieusement sur les réponses qui m’avaient été faites à plusieurs reprises au sujet de son « retard », et mon besoin de savoir ce qui se passait chez ma fille a pris le pas sur tout le reste. Deux nouveaux pédiatres ont confirmé mes observations, avouant leur incompétence pour faire un diagnostic plus précis.
Un troisième a échappé de peu à la torgnole. En effet, après un examen minutieux et silencieux de mon bébé pantelant, il s’est assis derrière son bureau et, tout en remplissant la feuille de soins, m’a déclaré froidement et magistralement, que Perrine avait un très gros retard moteur et que la probabilité était élevée qu’elle soit « un légume à vie », mais que « nous avions beaucoup de chance d’être les parents d’une petite fille « comme ça » car ça allait nous faire grandir. « Pour preuve, sans sa fille handicapée le Général de Gaulle ne serait certainement pas devenu le grand homme politique qu’il avait été ! »
« Quoi, j’ai accouché d’un légume, moi ? NON ! C’est une jolie petite fille, pas un légume, pas une plante verte ! Une femme ne peut pas accoucher d’un légume ! Il est taré ce mec ! Et qu’est-ce que de Gaulle vient foutre là-dedans ? Je m’en tape, de de Gaulle ! »
Hors de lui, j’ai vu Jaheu se lever, retrousser ses manches, prendre la feuille de soins, en faire une boulette, et la jeter à la figure du médecin interloqué, en l’injuriant. Il a eu droit à tous les noms d’oiseaux et j’ai bien cru que Jaheu, qui ne contenait plus sa rage, allait lui éclater la tête sur le mur. Nous sommes partis sans payer la consultation évidemment, et dans un état de choc et de colère indescriptible.
Non mais, franchement, Papa, tu ne crois pas qu’il aurait pu réfléchir un peu avant de parler, ce connard ? Il en connaissait quoi, lui, du retard moteur de Perrine, et qu’est-ce qui l’autorisait à faire cette interprétation-là ? « Un légume » ! Il parle devant mon bébé et le traite de légume ? Je vais t’en foutre, moi ! Ma fille ne sera jamais un légume ! Est-ce qu’il y a une seule mère au monde qui met au monde un légume ? Les poireaux font des poireaux, les patates des patates et une mère humaine… un enfant, un petit humain, même si… Non, je ne veux pas y penser ! Ça n’est pas possible ! Je ne peux pas accepter ce diagnostic ! Il faut que je voie quelqu’un de plus compétent.
A la PMI, on m’avait conseillé d’aller au CAMSP (Centre d’Apprentissage Médico- Social Précoce), pour voir un kiné qui pouvait aider Perrine à récupérer son retard. Je l’accompagnais plusieurs fois par semaine pour qu’elle fasse des exercices, de la gymnastique pour bébé, et personne jusque-là ne m’avait parlé de légume à vie. D’ailleurs, on ne m’avait rien dit du tout. Mais du coup, je commençais à douter. Il fallait que je trouve une explication.
En effet, Perrine allait sur ses six mois, et autant personne n’échappait à ses grands yeux d’amour et ses sourires lumineux, autant son absence de maintien postural sautait au regard de tout le monde. Elle était toujours molle dans mes bras, la tête bringuebalante, ne tenait pas assise, n’arrivait pas à attraper ses jouets, ne pouvait rien saisir volontairement… Oui, ses bras, ses jambes bougeaient, mais ses mouvements étaient anarchiques, ses membres s’agitaient sans qu’elle puisse les contrôler, et elle ne pouvait rien faire toute seule. Plus elle voulait quelque chose, moins elle pouvait le faire. Du coup, je la tenais presque toujours dans mes bras, tout contre moi, afin que ça se remarque le moins possible. J’évitais ainsi les regards et les questions des « curieux », mais les déplacements avec elle devenaient de plus en plus compliqués, acrobatiques et épuisants.
Une amie de belle-maman l’avait informée que l’hôpital de Garches était spécialisé dans la rééducation fonctionnelle et que peut-être nous pourrions y rencontrer un médecin compétent. Munie de ce précieux renseignement, j’ai téléphoné illico-presto au secrétariat, et obtenu un rendez-vous avec le Pr. L.
Dans le cabinet de consultation j’ai assisté, une fois de plus, aux mêmes tests sur les réflexes que précédemment. Excitée, je commençais à trouver toutes ces manipulations de mon bébé très indécentes, et j’avais hâte qu’on m’explique, qu’on m’éclaire… Je voulais SAVOIR…
Après un bref entretien, une réponse est arrivée.
– Votre petite fille est I.M.C.
– S’il vous plaît docteur, ça veut dire quoi exactement ?
– Infirme Moteur Cérébral… Votre petite fille a des lésions cérébrales, je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. Ici à Garches, nous nous occupons des T.C, des Traumatismes Crâniens. Je ne suis pas spécialiste pour les I.M.C… Je vous conseille d’aller au Kremlin-Bicêtre, et de prendre un rendez-vous avec le Pr. Tr.
– S’il vous plaît docteur, c’est grave ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? Ça peut s’arranger ? En grandissant, elle va devenir comment ma petite fille ?
– Je ne peux pas répondre à vos questions, Madame, c’est vous qui allez le découvrir… Personne ne peut savoir. C’est encore un bébé, et chaque bébé évolue différemment. Je ne connais pas les lésions exactes de Perrine. Voyez cela avec le Pr.Tr., elle est spécialiste de l’infirmité motrice d’origine cérébrale, et pourra vous en dire davantage que moi !
Au sortir de cette consultation, la réponse incomplète du médecin avait éveillé une sacrée inquiétude en moi, et tous ces sigles, jusque-là inconnus, me tournaient dans la tête. J’avais compris que Perrine avait quelque chose de différent, mais ne savais ni d’où ça venait, ni si c’était grave ou pas. J’ignorais en quoi consistait cette infirmité, et les incidences qu’elle aurait sur le développement de ma petite fille. J’étais très impatiente de rencontrer cette Mme Tr. qui allait tout m’expliquer en détail, mais il a encore fallu attendre plusieurs semaines, les rendez-vous dans les services de consultations spécialisées des hôpitaux étant très longs à obtenir.
Je ne sais ni comment, ni pourquoi, mais Jaheu et moi gardions confiance, sans dramatiser la situation. Certes, nous étions soucieux, mais sans plus. Habités d’un amour aveugle, rien de grave ne pouvait nous arriver. Nous poursuivions ardemment notre travail de création, les répétitions, les représentations et le militantisme, accompagnés de Perrine dont la présence me perturbait quelquefois à cause de toute l’attention qu’il fallait lui porter.
Puis le jour J arriva. Après avoir traversé toute la banlieue sud de Paris, nous sommes arrivés jusqu’à cet immense hôpital, où nous avons trouvé le service IMC dans un vieux bâtiment à l’écart, après avoir parcouru un dédale de « rues » et de parkings. Nous avons emprunté une rampe d’accès et nous sommes retrouvés dans la salle d’attente. Une secrétaire a rempli une fiche de renseignements et nous a invités à attendre notre tour. En entrant je n’avais porté aucune attention aux autres patients.
En revanche, lorsque je me suis assise, j’ai senti que quelque chose d’inhabituel se passait autour de moi. Après avoir jeté un coup d’œil à la ronde, j’étais au bord du malaise. Une autre jeune maman, accompagnée de son mari, tenait un bébé dans ses bras, et j’ai tout de suite remarqué, à la manière dont elle le tenait, qu’il avait probablement les mêmes problèmes que Perrine. Elle s’était fait la même réflexion en me voyant entrer, et nous avons rapidement échangé quelques mots.
Une autre famille attendait, avec un petit garçon de 3 ou 4 ans, assis, sanglé dans un minuscule fauteuil. J’osais à peine le regarder tant il agitait ses membres crispés dans tous les sens, poussant de petits cris gutturaux, le sourire baveux. Il me fixait de ses grands yeux et secouait son corps dans tous les sens sans pouvoir s’arrêter. Sa maman, calme, lui essuyait la bouche toutes les trente secondes en lui caressant la joue. A travers son sourire, je présageais qu’elle « savait » quelque chose. Elle m’a juste dit : « C’est la première fois que vous venez ? » L’esprit perturbé, j’ai banalement répondu « oui », et j’ai serré Perrine un peu plus fort contre moi. Une vague d’angoisse m’a traversée et j’ai croisé le regard de Jaheu qui semblait ressentir la même chose que moi.
Des minutes interminables se sont écoulées avant que la porte ne s’ouvre, laissant passer un couple avec un jeune enfant en fauteuil roulant, qui ressemblait beaucoup au petit garçon que nous venions de voir dans la salle d‘attente.
La secrétaire nous a fait signe d’entrer. Nous nous sommes retrouvés dans une grande pièce, où un aréopage d’hommes et de femmes étaient assis, face à une immense table, en plein conciliabule. Derrière cette table, une petite femme en blouse blanche s’est levée, nous a salués d’une main ferme, sèche et décidée, avant de nous inviter à nous asseoir. Son nom était inscrit sur sa blouse blanche, Pr. Tr.
Très intimidée, je lui ai exposé les raisons de notre rendez-vous avec elle, mes observations de Perrine ainsi que toutes les démarches que j’avais déjà faites.
Tout le monde m’écoutait attentivement.
Puis elle m’a demandé de déposer Perrine sur la grande table devant elle. Elle lui a parlé gentiment en l’appelant « mon petit lapin » tout en la retournant dans tous les sens devant sa couvée d’étudiants. J’ai tout de suite remarqué qu’elle avait une grande habitude de manipuler un bébé comme Perrine, car elle anticipait ses réactions. Scandalisée que ma petite fille soit une fois de plus exposée et observée, nue, comme une bête curieuse, je n’ai pas trop apprécié tous ces spectateurs. Une secrétaire prenait des notes au fur et à mesure que le Pr Tr. faisait ses observations à voix haute, dans un jargon incompréhensible. Puis elle m’a demandé de raconter l’histoire de Perrine ou plutôt le déroulement de sa naissance.
Aidée des précisions de Jaheu, j’ai relaté mon accouchement, depuis le moment de mon arrivée à la clinique, jusqu’à l’embarquement de Perrine en ambulance. Personne ne pipait mot dans cette salle jusqu’au moment où j’ai évoqué l’intra-musculaire. Un frémissement a parcouru certains visages, mais j’ai poursuivi jusqu’à la réanimation.
Puis Mme Tr. a pris la parole pour froidement nous énoncer que Perrine avait été réanimée suite à une souffrance néonatale inexpliquée, que son cerveau mal irrigué à la naissance était sévèrement lésé, et que, sans l’ombre d’un doute, elle était atteinte d’Infirmité Motrice Cérébrale. Elle s’est ensuite adressée aux étudiants, parlant de tétraplégie, d’athétose, de spasticité et d’aphasie, et je n’ai à nouveau rien compris.
Son exposé terminé, j’ai repris la parole pour qu’elle me traduise ce que tout cela voulait dire, et lui demander si elle savait comment Perrine allait évoluer, si c’était irréversible, ce qu’il fallait faire.
Ah ! Je voulais savoir, comprendre ? Eh bien j’ai été servie, et sans précaution ! Elle m’a appris que la tétraplégie était une « paralysie » des quatre membres, que l’athétose se manifestait par des mouvements involontaires et non coordonnés, que la spasticité avait quelque chose à voir avec le tonus musculaire, la tenue de la tête et du tronc, une certaine apathie de tout le corps. A tout cela, chez certains IMC, pouvait s’ajouter l’aphasie, c’est-à-dire l’impossibilité de parler. En ce qui concernait l’intelligence, il était rare qu’un IMC soit atteint de débilité, mais cela pouvait arriver. Chaque IMC était différent et avait la même espérance de vie que n’importe quel individu. Ils n’avaient pas tous les mêmes lésions cérébrales, non évolutives mais irréversibles. En ce qui concernait Perrine, elle pouvait déjà avancer qu’elle était tétraplégique, athétosique et spastique. Pour le reste, elle était bien trop petite pour pouvoir se prononcer. Nous le découvririons ensemble, au fur et à mesure de sa croissance. Dans l‘immédiat, la seule prise en charge existante consistait en séances de psychomotricité, plusieurs fois par semaine.
Le couperet venait de tomber. J’étais en mille morceaux, foudroyée sur place, muette.
Je suis sortie du bureau, effondrée, enterrée vivante sous mes rêves, étouffée de hurlements silencieux, les yeux brûlants de larmes sèches, le cœur étranglé de désespoir, le ventre en plein naufrage, et j’ai sombré dans un trou noir sans fond, face à cette réalité inacceptable : Perrine ne serait jamais comme les autres enfants. Handicapée pour toujours, ni elle, ni moi n’aurions jamais droit au bonheur.
Écorchée vive, je me suis précipitée dehors, j’ai fermé les yeux en serrant Perrine sur mon cœur du plus fort que je pouvais, et me suis abandonnée dans les bras de Jaheu en cherchant ma respiration avant de pouvoir enfin pleurer et crier : « NON ! Pas moi ! Pas Perrine ! Pas nous ! »
Un pantin, j’avais accouché d’un pantin, Papa, d’une énigmatique petite fille en chiffon, complètement disloquée, irrémédiablement désarticulée… avec un visage d’ange et des yeux pleins de lumière… une boule d’amour dans un corps entravé !
Avant de reprendre la route, j’avais déjà hurlé ma détermination et ma révolte à Perrine : « Je crois en toi, je ne me laisserai pas faire, je me battrai et te vengerai ! »
Peux-tu comprendre ma souffrance, Papa ? Connais-tu une seule femme au monde qui rêve de donner la vie à un enfant comme le mien ?
Sur le chemin du retour, Jaheu et moi nous questionnions sur les causes de cette réanimation. Pourquoi cette suspicion sur les visages lorsque j’avais évoqué la piqûre ? Je pressentais qu’il y avait quelque chose de louche dans cette naissance. Pourquoi les contractions s’étaient-elles interrompues après l’injection ? J’avais pourtant perdu les eaux à mon arrivée, le travail avait commencé ! Mon bébé était vivant à ce moment-là ! Pourquoi ne l’était-il plus en naissant ? Sur quoi s’était basée la sage-femme pour savoir que le bébé naîtrait le lendemain matin ? Elle était très fatiguée, et le gynécologue était en week-end ! La meilleure façon d’en avoir le cœur net était de retourner au plus vite à la clinique afin de demander le compte-rendu de mon accouchement.
Le lendemain matin, je me suis présentée à la clinique pour récupérer mon dossier. Après avoir décliné mon identité, la secrétaire médicale s’est absentée un bon moment. A son retour, elle était désolée mais mon dossier était introuvable, probablement égaré quelque part ! La sage-femme qui croisait dans les parages m’a frôlée, et m’ayant reconnue, s’est discrètement volatilisée sans rien dire. De toute évidence ma présence était indésirable et j’ai immédiatement su à l’intérieur de moi, que Perrine était victime d’une faute professionnelle, d’une « erreur médicale ».
Une violence inouïe m’a submergée, mêlée d’une envie de tout casser, de tuer… en même temps que, dans mon esprit, apparaissait le visage serein et souriant de Perrine me faisant brusquement comprendre que je ne pourrais rien changer au passé, qu’il fallait que je garde mes forces pour aller de l’avant avec elle, et que finalement, mieux valait être à ma place qu’à celle de cette sage-femme inconsciente et de ceux qui la couvraient.
Après ce temps de réflexion, j’ai abandonné toute idée de poursuites judiciaires qui m’auraient pompé toutes mes énergies, alors que le plus urgent était de les conserver afin de pouvoir partir à l’aveuglette avec Perrine, sur un chemin totalement inconnu.