1. Interview de Boris Cyrulnik, Psychiatre
Boris Cyrulnik est psychiatre depuis 34 ans ; il a abandonné son cabinet de consultations depuis 3 ans, il est aujourd’hui chercheur et enseignant à l’université de Toulon. Il a écrit de nombreux ouvrages, le dernier s’intitule : » Les vilains petits canards « , aux éditions Odile Jacob. Boris Cyrulnik est convaincu qu’un enfant blessé n’est pas condamné à rater sa vie. Il a développé la notion de résilience, cette capacité de l’enfant maltraité à pousser droit en dépit de l’adversité et à refuser le statut de victime. Boris Cyrulnik a lui-même vécu une enfance tourmentée. : » si je suis psychiatre, c’est évidemment à cause de mon enfance. Il faut avoir un compte à régler pour faire ce métier ».
A. Quelle est la définition de la résilience ?
A la base, ce terme est utilisé en métallurgie, c’est la capacité interne d’un métal à retrouver sa forme initiale après avoir reçu un choc. En psychologie, on utilise cette image : c’est la capacité de reprendre un développement malgré l’adversité. Les enfants qui ont connu la violence, l’abandon, l’orphelinat, la misère ou encore la guerre seront des enfants blessés et des adultes blessés tout au long de leur vie. Mais ces enfants ne sont ni foutus, ni sans valeurs.
Tout le processus de développement peut se remettre en marche, il n’y a pas de fatalité au malheur.
B. Comment doit s’établir ce processus ?
Il est clair qu’après un traumatisme, rien ne pourra revenir comme avant. Mais ce qui sûr c’est que tout enfant blessé peut tricoter des liens de résilience. Je m’explique : ces enfants blessés sont contraints à la réussite s’ils veulent s’en sortir. Ils doivent d’abord puiser dans les ressources internes qui constituent leur personnalité, car dans les 3 premiers mois de leur vie, les bébés ont reçu des informations de tendresse, de chaleur humaine, d’amour ou d’attention qui resteront gravées en eux toute leur vie. L’enfant blessé saura instinctivement qu’il connaît des sentiments positifs et agréables qui l’aideront à sortir la tête de l’eau.
Ensuite, et c’est capital, ils auront recours aux ressources externes, il s’agit en fait de toutes les mains tendues : un éducateur, un médecin, un ami, un parent. Ces personnes-là sont essentielles, car elles sont celles qui vont prouver à l’enfant meurtri que quelqu’un reconnaît enfin qu’il vaut quelque chose. De plus, un tiers des enfants meurtris n’ont aucune ressource interne, ils n’ont reçu aucun amour étant bébé, donc ils sont bien obligés de chercher de l’amour chez autrui. Pour eux, c’est plus dur, mais beaucoup parviennent à s’en sortir. Et bien souvent, le psychothérapeute est la première personne à qui on préfère révéler un secret lié à une blessure avant d’en parler aux autres.
C. Quelles sont les caractéristiques des enfants résilients ?
Ils utilisent des mécanismes de défense. Le recours au rêve, d’abord. Quand le présent est intolérable, l’imagination d’un autre futur fournit des trésors qui aident à le supporter. Ces enfants-là refusent de faire une carrière de victime, ils s’évadent de façon à laisser la partie saine de leur personnalité agir. Ces enfants ont souvent de grandes capacités intellectuelles. L’intellectualisation est un moyen de se défendre contre la souffrance endurée. Ils deviennent philosophes à l’âge où d’autres jouent à la poupée. Et très vite, les enfants résilients deviennent de grands créatifs, et transforment leur blessure en œuvre d’art pour mettre une distance entre eux et leur traumatisme : ils sont souvent écrivains, comédiens.
Certains se tournent vers les autres, et veulent s’engager socialement (œuvres humanitaires, éducateurs de rue…), ou s’orientent vers de longues études (souvent en psychologie) : ce qu’ils veulent avant tout, c’est devenir l’auteur de leur destin. Ce sont des décideurs parce qu’ils n’ont rien décidé de leur enfance.
D. Pensez-vous que l’enfant qui a subi un traumatisme le répètera plus tard sur ses propres enfants ?
Je m’insurge contre cette idée-là. C’est totalement criminel de dire ça, et notre société l’a toujours dit : on a toujours voulu enfermer les enfants maltraités dans ce schéma là.
Pour ces enfants, la blessure est en eux, mais la réparation est forcément culturelle, c’est grâce aux autres qu’ils s’en sortiront ; et si la société est convaincue que cet enfant est foutu à cause de sa blessure, il ne s’en sortira jamais.
Un jour, un patient est venu me voir me disant : » C’est affreux, je suis amoureux de ma compagne, enfant j’ai été battu, et aujourd’hui, elle veut qu’on ait un enfant, c’est sûr je le battrai plus tard, je suis un monstre, un porte-malheur « . Une semaine plus tard, ce jeune homme a fait une tentative de suicide. Ce slogan social est un crime. Il n’y a aucune fatalité au malheur.
E. Quels sont les signes concrets que l’on peut observer chez un enfant blessé ?
A mes yeux, il n’y a pas de signes particuliers relatifs aux blessures d’enfance, ou bien on pourrait dire qu’il y en a plein. On voit toutes les sortes de phobies : peur du noir, peur de la relation aux autres… Ces enfants entrent dans des colères insensées, et presque toujours ils font des dépressions. Ils peuvent devenir boulimiques, anorexiques. En fait, on observe chez ces enfants tous les signes de n’importe quelle souffrance mentale et physique.
F. Y-a-t-il un âge où l’on ne peut plus renaître de ses blessures ?
Bien sûr que non ! Il y a une autre phrase criminelle : » tout se joue avant l’âge de 3 ans « , sous entendu qu’après nous sommes des êtres construits. C’est faux ! Il est certain que lorsque l’on a été blessé, étant tout petit, c’est vécu beaucoup plus violemment qu’à l’âge adulte, mais c’est beaucoup plus facile de se reconstruire, car plus on réagit tôt à cette blessure, plus vite on devient résilient. Mais on peut, à tout âge, revivre ; j’ai l’habitude de dire que rien ne se joue avant 3 ans et que surtout, tout se joue avant 120 ans ! La résilience se tricote toute sa vie.
G. Quelles sont les conséquences pour un enfant blessé dans sa vie d’adulte ?
Pour ces enfants blessés, à l’âge adulte, la principale conséquence, c’est qu’ils perdent confiance en eux. Ils éprouvent une grande difficulté à s’attacher à quelqu’un. Ils ont peur d’aimer et il leur paraît incroyable d’être aimé.
Et c’est logique, étant enfant, ils ont culpabilisé, vu qu’enfant on a beaucoup de mal à distinguer ce dont on est responsable, parce que l’enfant n’est pas encore individualisé. Par exemple, une de mes jeunes patientes m’a dit un jour qu’elle était persuadée d’être responsable de la mort de sa mère, décédée des suites d’un cancer. Bien souvent, ces adultes sont prisonniers du passé ; ils sont obsédés par les images de la blessure, et pratiquent le déni, c’est à dire : » j’ai été battu, mais ce qui m’est arrivé, ce n’est pas si grave « . C’est faux, bien sûr, ça leur permet de pas se placer en victime, mais ça ne suffit pas à dépasser le problème.
Enfin, ces adultes sont victimes du regard social qui génère le sentiment de honte, du genre : » tu as été violée, tu es souillée et du coup tu vaux moins que les autres « , cette souffrance interne de honte, ce sont les autres qui la provoquent.
H. Qu’est-ce qui fait qu’un être se reconstruit et un autre pas ?
Dans une fratrie qui aurait subi les mêmes sévices, le petit frère vivra un traumatisme, que le grand ne vivra pas, car, encore une fois tout dépend de l’environnement de l’un et l’autre ; chaque histoire est unique, le grand frère aura, peut-être, eu quelqu’un à qui parler, se confier et qui aura pu le rassurer sur ce qu’il vaut, alors que le petit, trop meurtri sera resté dans le silence. En fait, il y a des traumatismes qui affecteront certains et d’autres non. Freud, déjà, parlait de l’inégalité face au traumatisme, et tout peut être blessure.