LE PARDON, UNE QUESTION DE RELATION

« Va vers ton frère… et reprends-le » (Matthieu 18,15)

Nos églises sont de plus en plus confrontées à des situations complexes, avec des personnes qui ont eu un vécu difficile (personnel ou familial), même si elles ont passé par une authentique conversion à Jésus-Christ. Le pardon est un élément important de la vie chrétienne et de toute relation saine dans le Corps de Christ. Cependant, il nous faut examiner plus profondément les situations qui se présentent, et discerner dans quelles conditions le pardon peut être pratiqué.

Faisons au préalable une distinction entre différents types d’offenseurs. Le premier peut être appelé un offenseur « bienveillant ». C’est le cas, je crois, de la plupart des chrétiens. L’offense n’est pas intentionnelle, mais liée à notre état d’imperfection.

Le deuxième type sera qualifié d’offenseur « égocentrique ». Il s’agit de personnes très centrées sur elles-mêmes, qui cherchent à être aimées, reconnues, à avoir une place. Leur comportement est orienté vers la satisfaction de ce besoin, ce qui conditionne leurs relations. Elles attendent souvent des autres beaucoup plus qu’ils ne peuvent donner, ce qui provoque des malentendus et des conflits. Elles ne sont pas conscientes de ce fonctionnement. C’est le cas de nombreux couples. Il sera souvent nécessaire d’avoir recours à une tierce personne avisée, un conseiller conjugal ou un thérapeute pour apporter un peu de clarté et mettre les limites appropriées (cf. le livre « Oser s’affirmer », éditions Empreinte). Cela s’inscrit aussi dans le cadre du texte de Matthieu 18,15-22.

Il existe une troisième catégorie d’offenseur qualifié de « malveillant ». Apparemment moins répandu dans les églises, il existe cependant. Il se cache sous les traits extérieurs d’une personne respectable, alors qu’il en est tout autrement à l’intérieur. Il est fin manipulateur et utilise les autres à ses fins et intérêts personnels. Il peut être qualifié d’abuseur. Ses moyens sont psychologiques, physiques (parfois sexuels) ou verbaux. Cet homme (plus rarement une femme) est dangereux, car il ne respecte pas les autres en tant que personnes, les considérant comme des objets manipulables. Il n’est pas forcément conscient de mal agir, et lorsque la vérité éclate, il peut mentir ou fuir dans le déni. Nous avons entendu des témoignages de personnes ayant été abusées par leur père missionnaire, ou responsable d’église…, ou de femmes battues au foyer par leur mari, pourtant membre de l’église et bien sous tous rapports.

Revenons maintenant au pardon. Lorsqu’un chrétien est victime d’un offenseur de type 2 ou 3, comment doit-il réagir ? Généralement, nous connaissons deux approches : spirituelle ou émotionnelle. En tant que chrétien, nous avons appris à être spirituel : il faut pardonner, comme Christ a pardonné. Cependant, lorsque les situations sont vraiment graves (abus sexuels, viols, etc.), nous avons tendance à réagir émotionnellement, selon la morale de Monsieur tout le monde. Les chrétiens auraient-ils une marche à suivre spécifiquement chrétienne ? Par exemple, comment conseiller une femme chrétienne mariée, qui a été violée à plusieurs reprises durant son adolescence ? Son abuseur a été traduit en justice et condamné. Ses parents ont injustement témoigné contre elle, la décrivant comme une fille facile, parce que jolie. Elle cherche de l’aide auprès d’une conseillère chrétienne pour des difficultés sexuelles dans sa vie conjugale, associées à un état dépressif chronique. Elle déclare avoir pardonné à son agresseur et à ses parents, mais cela ne semble pas l’avoir libérée de ses oppresseurs… Où est le problème ?

Le pardon est une question de relation. Il faut s’y tenir parce que Dieu nous a créés ainsi. Dieu est un Dieu de justice : c’est la troisième approche. Il nous connaît, et il sait ce qui fait justice à ce que nous sommes, à notre identité, à notre valeur. Il y a des situations où nous ne sommes pas respectés, mais abusés, violés, niés. Nous avons perdu notre intégrité et nous en souffrons. Dieu veut défendre l’opprimé. Il a envoyé son avocat d’office, son Fils Jésus. Si un offenseur a une dette envers nous, qu’il la reconnaît et se repent, le pardon de la victime est possible. Justice a été reconnue et accomplie. Une nouvelle relation peut être établie. Le pardon ne doit en aucun cas légitimer les actes de l’offenseur. Or, constatons-nous dans les milieux chrétiens, il arrive souvent que l’on parle de pardon, alors même que l’offenseur n’a pas reconnu sa dette. Dans ce cas, c’est cautionner l’offenseur. Comment une telle relation est-elle possible sans perdre son âme ? Il y a des relations qui sont établies sur des bases fausses, ce qui entraîne inévitablement des dysfonctionnements et des souffrances.

« Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Matth. 5,44). Ce passage, s’il prêche la grâce, ne dit cependant pas de pardonner sans repentance, ce qui serait cautionner le mal. Le coupable pourrait blesser les autres sans jamais s’acquitter de ses dettes. La pédagogie de Dieu est différente : « Fait-on grâce au méchant, il n’apprendra jamais à être juste. Sur la terre du bien, il commettra le mal et ne verra pas la majesté de l’Eternel » (Esaïe 26,10).

En relation d’aide, certains croient que pardonner unilatéralement libère la victime de la colère, de la tristesse ou de la haine. C’est un excès de grâce sans vérité. La relation n’est pas équilibrée. De plus, refouler le mal subi et les émotions qu’il entraîne, c’est s’exposer à des maladies psychosomatiques ou à la dépression. Ou peut-être avons-nous discerné que Satan est à l’œuvre dans ce monde. Comment s’en défaire ? Ses instruments sont des êtres humains, vivant sur terre. C’est avec eux que nous avons une offense à régler. Satan ne pourra rien là-contre. Notre prise de position sur terre va déjouer les plans du tentateur et nous délier de notre statut de victime. « Va… et reprends-le ». Jésus déclare ensuite (Matthieu 18,17) que si l’offenseur refuse d’écouter l’offensé et l’église, alors « mets-le sur le même plan que les païens ». Dans ce cas, le pardon, comme la relation, est impossible.

« Honore ton père et ta mère… » (Exode 20,12). Voici un commandement difficile à appliquer quand on a eu des parents injustes, « toxiques » ou abuseurs. Comment aimer ? Comment pardonner ? Cette question revient souvent en relation d’aide. Nous ne pouvons honorer – c’est-à-dire donner du poids, de la valeur – que ce qui procure la vie. Honorer nos parents, ce n’est pas se faire les victimes consentantes du rejet ou de l’injustice lorsque nous les avons subis. Il ne nous est pas demandé d’honorer le mal, mais d’aimer le bien. Dieu veut que nous respections ses créatures, mais aussi nous délivrer du mal. Distinction qui a son importance si l’on ne veut pas attirer le malheur sur soi, avec ceux qui appellent le mal, bien (Esaïe 5,20). Dieu est un Dieu de lumière et de vérité.

Si nous invoquons ce Dieu de justice et de vérité, nous n’avons cependant pas à nous faire justice nous-mêmes, ni à nous venger. Jésus lui-même s’en est remis à Celui qui juge avec justice. Il a invoqué le pardon de son Père pour tous ceux qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Certains ont compris par la suite ce qu’ils avaient faits et se sont repentis. Ils ont reçu le pardon. Qu’en est-il de ceux qui n’ont pas reconnu l’offense et ne se sont pas repentis ? Ils se sont enfermés dans leur incrédulité, et seront jugés au dernier jour. Nous pouvons vivre des situations où l’offenseur ne reconnaît pas son tort. Devons-nous lui pardonner ? Dans ce cas, à l’exemple de Jésus, nous devons nous en remettre à notre Père. Cela signifie « lâcher prise » – avec douleur peut-être – afin de nous en remettre à Dieu et recevoir la paix. Dans ce cas, nous sommes libérés d’une relation injuste. Là aussi, mais en négatif, le pardon est une question de relation.

En résumé, nous avons voulu montrer que la notion du pardon n’est pas qu’une relation verticale avec Dieu, mais qu’elle concerne, plus concrètement, nos relations horizontales avec nos frères et sœurs, ainsi qu’avec tout homme ou femme dans notre vie de tous les jours.

Il nous incombe « autant que cela dépend de nous, d’être en paix avec tous les hommes » (Rom. 12,18). Mais ce n’est pas à n’importe quelle condition, surtout si elle détruit la vie.

Bernard Bally

Psychothérapeute

Directeur du centre de relation d’aide chrétienne

Horizon Neuf a Genève

 

Cet article a entraîné une réaction, à laquelle Bernard Bally a répondu (ci-dessous) :

À : Rédaction du Journal VIVRE et M. Bernard Bally

le 27 octobre 2006

Chers frères et sœurs,

J’ignore si c’est chose courante de réagir à un article du journal en écrivant à la rédaction. Peut-être faudrait-il s’adresser directement à l’auteur ?

Il s’agit de l’article de M. Bernard Bally paru dans le dernier numéro de VIVRE, intitulé « Le pardon, une question de relation ».

Je suis très troublée de trouver une telle prise de position dans une publication de nos églises évangéliques, et après réflexion, je me décide à vous exprimer mon désaccord.

La nécessité du pardon n’est pas un petit détail doctrinal sujet à interprétations, mais me semble être un point fondamental de notre foi évangélique. Remettre cela en question, y ajouter des conditions ou des clauses d’exception me paraît être en opposition flagrante avec la Parole. Pardonner aux pécheurs ne signifie pas cautionner leurs péchés, comme l’affirme M. Bally, et enseigner « pas de pardon sans confession » ne va aider personne, bien au contraire.

Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés… C’est très clair, et pour ma part je veux continuer à croire que c’est Dieu Lui-même qui donne la pardon et s’occupe de nos impossibilités, si nous voulons vraiment Lui obéir. Tout est là.

Je vous remercie de m’avoir lue, et vous adresse mes salutations fraternelles.

                                                                                                          Mme X….

Genève, le 12 novembre 2006

Madame,

J’ai bien reçu votre lettre en réponse à mon article dans « Vivre » d’octobre 2006. Elle a retenu mon attention, et me sollicite à clarifier ma pensée. Comme vous le savez, ce que j’ai écrit s’enracine dans ma pratique et mon contact quotidien avec des personnes qui souffrent, parfois depuis de nombreuses années.

Contrairement à ce que vous pensez avoir lu, je ne remets pas en question la nécessité de pardonner. Je n’ignore pas, ou ne sous-estime pas, l’enseignement de la Parole. Je n’ai pas l’intention de m’en éloigner. Ce que je conteste, c’est le manque de discernement de beaucoup de chrétiens sur le temps juste pour pardonner. Ils sont forts en vérité (en doctrine chrétienne), mais faibles en amour. Qu’est-ce que je veux dire exactement ? Les forts, ceux qui sont en contrôle de leur vie, peuvent décider de pardonner ou non. Les faibles, ceux qui ne gèrent que difficilement leur vie, ceux qui ont la tête sous l’eau et qui vouent toutes leurs forces restantes à reprendre leur souffle, ceux-là ne sont pas dans le temps du pardon. Ce n’est pas d’actualité. Mais cela viendra, j’en suis convaincu. Je lisais ce matin une méditation sur les saisons de nos vies. Il y a un temps pour tout… pour pardonner aussi… en son temps !

Bien souvent, les personnes qui sont mal en point sont focalisées sur leur souffrance. Elles ont expérimenté le mal, la dureté dans leur vie. Elles ne savent même pas ce qu’est le pardon dans leur propre vie. Comment peut-on exiger qu’elles le donnent à d’autres quand elles-mêmes ne l’ont pas reçu (ou n’ont pas été capables de le recevoir), même de Dieu (tout en étant converties – oui, ça arrive souvent !). Ce n’est qu’en découvrant la miséricorde dans leur vie, celle de Dieu dans leur situation de détresse, et celle d’un chrétien aimant, d’un ami ou d’un conseiller empathique, qu’elles pourront s’ouvrir au pardon pour les autres, parce que leur souffrance aura été reconnue et validée selon la justice.

Mais que fait-on quand on dit qu’il faut pardonner, sans discerner si la personne est capable de pardonner ? On s’attache à la lettre et non à l’esprit de la Parole. C’est un légalisme, on n’exerce pas le droit (la justice), la miséricorde et la fidélité de Dieu (selon Matthieu 23 :23). C’est une justice sans justice véritable. Notre théologie biblique manque souvent du sens de l’incarnation dans la vie des personnes qui souffrent. On exige le pardon à partir de notre compréhension spirituelle, sans discerner le monde intérieur dans lequel elles vivent. Elles ont besoin d’expérimenter l’amour et le pardon de Dieu pour elles-mêmes avant de commencer à l’appliquer à d’autres. Le pardon envers les autres n’a pas de sens pour quelqu’un qui ne l’a pas d’abord reçu pour lui-même. C’est pour cela que beaucoup souffrent. Ils ne connaissent pas la grâce, et le pardon qu’on leur demande de donner ne peut pas les libérer.

Je me demande si cette nécessité obsessionnelle de pardonner chez beaucoup de chrétiens ne souffre pas d’un reste de culpabilité inconsciente dans leur âme. Comme s’ils n’étaient pas tout à fait sûrs d’avoir tout fait pour contenter Dieu. Alors, mieux vaut en rajouter un peu, ça calme la conscience. C’est pour cela que j’ai parlé d’un excès de vérité et d’un manque d’amour. Car on désire tant être juste devant Dieu, dans nos pensées et nos actes !

Comprenez bien l’intention de ma réponse. Je ne me défends pas, je n’accuse pas. Je désire de tout mon cœur faire avancer la cause de Christ dans ce monde, surtout auprès de ceux qui le cherchent. Ayons du discernement et de la sagesse, pour que notre témoignage soit crédible !

Avec mes meilleurs sentiments en Jésus-Christ.

Bernard Bally