La vérité doit s’incarner dans la réalité

Extrait de « Ce que je crois », Jacques ELLUL, Grasset, 1987

« … Mais en tant qu’hommes, nous avons à rendre compte de cette contingence et de cette unicité.

Nous ne pouvons le faire que par la parole. L’homme est avant tout l’être parlant.

J’étais saisi par ce caractère unique, irremplaçable de la parole, parce que Dieu a créé par la parole, parce que Dieu s’est révélé uniquement par sa parole, parce que Celui qui s’est incarné est appelé le Verbe de l’Eternel, parce que Dieu auquel je crois est parole, et qu’à partir de là pour moi toute parole humaine est en même temps décisif et irremplaçable.

J’ai ailleurs marqué la radicale opposition entre le parler et le voir. Je n’en dirai qu’un mot pour ne pas accumuler les redondances. Il faut absolument comprendre que l’un et l’autre, indispensables, ressortissent à deux ordres, sans confusion mais complémentaires. La parole est à l’ordre de la vérité. Elle se situe dans la sphère de la vérité.

Mais toute parole porteuse du sens que Dieu a donné à notre vie (même sans aucune référence à Dieu), porteuse de joie, d’espérance, de pardon, d’amour, de réconciliation, de lumière, de paix est dans l’ordre de la vérité.

La vue est de l’ordre de la réalité, elle est indispensable pour appréhender le monde. Elle nous situe dans ce monde et nous incite à y agir. Elle n’accède jamais à la vérité, elle ne donne jamais un sens.

C’est la parole qui peut donner un sens à ce que nous voyons. La vue me permet d’appréhender d’un coup tout ce que le réel nous présente et que la parole est infirme à décrire, mais (et je pense à la poésie) celle-ci peut, par allusion à ce réel, faire apparaître ce qui est caché.

Les deux ne peuvent être séparés. La vérité doit s’incarner dans la réalité. La réalité est vaine sans l’explosion de la vérité. Si la vérité est dévoilement d’un sens, il s’agit bien du sens de ce que nous percevons comme réel, et non d’une illusion, d’un rêve d’un imaginaire. Nous sommes ainsi situés. »