2. Le déculpabiliser
L alcoolique a, certes sa part de responsabilité dans la voie dangereuse qui, jusqu’ici, a été la sienne. Il a pu faire preuve d’imprudence, d’inconséquence, de faiblesse de caractère, d’un goût trop prononcé pour les avantages que lui apporte l’alcool. Mais il n’en est certainement pas le seul responsable. Beaucoup de facteurs ont concouru à le placer dans sa situation présente. Nul ne songerait à lui faire porter la responsabilité de sa constitution physique, de l’équipement enzymatique de son foie, des maladies qui peuvent l’affecter, de son âge, etc.
Peut-il être tenu pour responsable des conditions dans lesquelles il a vécu sa prime enfance, des difficultés familiales ou professionnelles qu’il a pu rencontrer avant de se mettre à boire, des chagrins qu’il a pu éprouver, des abandons dont il a pu être victime, des disparitions qui l’ont déséquilibré ? N’a-t-il pas été conduit vers l’alcool du fait de ses conditions d’existence au travail (contacts avec le public, travaux pénibles ou assoiffants, habitudes de groupe néfastes, etc.) ?
L’ensemble de notre société porte sa part de responsabilité, puisqu’elle tolère et protège même la production, la diffusion et la consommation excessive de boissons alcooliques, et se montre incapable d’apporter l’information sur les dangers que cette situation comporte. Une société qui concourt à fabriquer des alcooliques n’a pas le droit de les rejeter. Un tel discours permet de déculpabiliser l’alcoolique. C’est à cette seule condition qu’il pourra se mettre à parler et, lorsqu’il parlera, il racontera délibérément toute sa pénible histoire, et fera de lui-même, devant témoin, ce que l’on pourrait appeler sa “toilette intérieure ”.
Pour mieux faire comprendre le mécanisme qui interdit à l’alcoolique de parler, puis les raisons pour lesquelles il se confiera ensuite sans appréhensions à l’accompagnant qui a pu le déculpabiliser, le regretté Dr. BOUDREAU, Médecin du Québec, utilisait une parabole particulièrement démonstrative qu’il a appelée « La Marmite ». Elle peut se résumer ainsi :
Nos conditions de vie nous amènent en permanence des stress qui, par accumulation, créent un état de tension nerveuse dont l’importance est fonction de la fréquence, de l’intensité et du nombre de ces stress. Ce seront des facteurs internes, tels que l’anxiété, l’isolement, l’ennui, les échecs, l’ambition, ou externes tels que les conditions de la vie familiale, les soucis d’argent, les difficultés de la profession, le manque de perspectives, etc.
Comparons l’organisme humain à une marmite contenant de l’eau en train de bouillir, grâce à un système de chauffage. Si nous allumons le chauffage, l’eau va entrer en ébullition et provoquer une tension à l’intérieur de la marmite. Cette tension ne pourra être réduite que par l’arrêt du chauffage ou la mise en jeu de soupapes.
Le chauffage : ce sont tous les facteurs de tension qui nous assaillent, dont nous ne sommes pas maîtres. Force nous est donc, pour réduire cette tension à une pression compatible avec le maintien de notre équilibre, d’actionner les soupapes naturelles que seront les plaisirs de la vie familiale, les loisirs, les rapports sociaux, l’espoir, l’aspiration à un idéal, la richesse, l’intérêt du travail, etc.
Or, l’alcoolique, qui n’a plus de vie familiale ni de rapports sociaux, à qui les loisirs sont interdits, qui perd l’espoir, n’aspire à aucun idéal, ruine son budget et ne prend plus le moindre goût à son travail, bloque successivement toutes ces soupapes et vit dans un état de tension interne insupportable, qu’il ne peut réduire pour un temps que par le recours à la soupape artificielle qu’est l’alcool. L’alcool est son seul ami, son seul remède, qui le soulage et ne lui demande jamais de comptes.
L’accompagnant va lui apporter une soupape salvatrice au travers de laquelle toute la tension en excès va enfin pouvoir s’échapper.
Voilà pourquoi l’alcoolique va longuement parler. Son discours n’aura rien d’une confession, mais prendra le tour d’un récital de ses souffrances, qu’il va confier à quelqu’un qui, enfin, l’écoute et le comprend, et ce récit lui apportera un immense soulagement.