2. Le contexte social
La connaissance de l’organisation sociale de l’Israël ancien constitue bel et bien un élément de base à la compréhension des textes bibliques. Il faut appréhender ceux-ci à partir de leur perspective sociétale propre et se demander comment tel passage est rattaché à la structure sociale, ce qu’il en reflète, et en quoi il la confirme ou la modifie.
C’est par exemple l’étude de la structure sociale d’Israël qui permet de comprendre pourquoi, dans l’Ancien Testament, la définition de l’adultère n’est pas la même pour l’homme et pour la femme. Une femme commettait l’adultère si elle avait des relations sexuelles avec n’importe quel autre homme que son mari. En revanche, un homme commettait l’adultère seulement dans le cas où il avait une relation avec la femme ou la fiancée d’un autre homme. Ainsi, un homme marié qui allait voir une prostituée ne commettait pas l’adultère. Comment expliquer cette asymétrie? Nous y reviendrons plus loin dans ce chapitre.
C’est également l’étude des relations au sein de la société israélite qui permet de comprendre la loi du lévirat, celle du Jubilé ou la condamnation du geste d’Onan. Pour ne reprendre que ce dernier exemple, cette condamnation n’a en effet rien à voir avec une condamnation de la masturbation. Si le comportement d’Onan est dénoncé dans l’Ancien Testament, c’est à cause de son refus de donner une descendance à son frère, un «crime» dans la structure sociale de l’Israël ancien.
Il n’est pas possible ici d’analyser l’ensemble des interrelations de cette société. Nous proposons plutôt de présenter un élément clé du fonctionnement de la société en Israël dans les temps bibliques, à savoir la place centrale de la famille et la conception que les Israélites avaient à cette époque des relations au sein de celle-ci. Il apparaît très vite que cette conception est radicalement éloignée de la nôtre aujourd’hui. Cet élément essentiel éclaire la compréhension de nombreux passages bibliques.
A. La place centrale de la famille
La famille dans le modèle d’Israël a une place prépondérante car elle remplit une fonction bien particulière dans une structure de société unique. Elle est l’une des principales caractéristiques de cette société de l’Israël ancien. Elle est au cœur de la vie économique, religieuse et sociale. Cette situation se résume par un schéma appelé le «triangle éthique», présentant trois angles A, B, et C, les trois pôles de l’identité d’Israël: Dieu (angle théologique), le peuple d’Israël (angle social) et le pays (angle économique) avec au centre de ce triangle, la famille. (schéma non reproductible ici)
Au cœur du triangle se trouve la famille. Cette place centrale accordée à la famille s’explique par le fait que dans la société de l’Ancien Testament, la famille est à la fois l’unité fondamentale de la structure sociale d’Israël (BDC), l’unité principale du partage économique des terres (ADC) et aussi, l’intermédiaire de la relation d’alliance avec Dieu (ADB). En effet, c’est grâce à l’organisation en tribus et en familles que l’exploitation des terres et la survie économique dans le pays est possible à l’époque. Chaque famille possède alors une partie du pays de manière inaliénable. Ne pas appartenir à une famille, c’est être condamné à la misère économique. C’est aussi l’appartenance d’un individu à une famille, qui lui donne la possibilité de participer à l’alliance avec le peuple de Dieu, comme l’atteste par exemple le rituel de la Pâque.
Enfin, la famille joue un rôle clé dans la structure sociale puisque l’identité de tout individu en Israël ne se comprend que dans la famille, comme l’attestent par exemple les pouvoirs juridiques accordés à la famille.
Etant donné cette importance cruciale de la famille, tout ce qui risque de la menacer, menace en fait les fondations mêmes de la relation entre Israël et son Dieu. La cohérence sociale et la prolongation de l’existence dans le pays promis sont au prix du maintien à tout prix de la famille. Par conséquent, le rôle de la loi biblique est avant tout de protéger la famille, de l’extérieur et de l’intérieur. L’une des répercussions les plus fortes de cette protection de la famille est la quasi inexistence des personnes en tant qu’individus. Chacun est toujours considéré comme membre d’un ensemble. Le groupe, la famille, le pays sont plus importants que l’individu. Ce qui compte ultimement, ce ne sont pas les droits du sujet mais les intérêts de la famille. C’est aussi ce schéma qui donne au père le rôle de patriarche tout-puissant et à la famille sa structure intérieure patriarcale qui durera des millénaires. Un exemple: la place de la femme
Les conséquences les plus fortes de cet état de fait sont probablement visibles chez les femmes comme le révèle l’étude des lois bibliques sur la sexualité. En effet, dans la société de l’Israël ancien, les intérêts de la famille sont identifiés à ceux de l’homme, chef de famille. Du coup, les lois présupposent et imposent le rôle subordonné de la femme au sein de la famille, et sa dépendance au sein d’un foyer dominé par les hommes. Le maintien de la stabilité de la famille passe donc par un soutien des structures familiales hiérarchiques et patrilinéaires. Cette restriction fonctionnelle attachée aux femmes pour maintenir la stabilité familiale, se transforme en une idéologie de la soumission de la femme et de son infériorité. La femme n’est pas considérée comme sujet de droit en elle-même. Cette réalité a deux conséquences perceptibles dans de nombreux textes bibliques.
Premièrement, la vie au sein de la famille est la seule alternative en ces temps-là pour une jeune femme à cause des idéaux et des besoins d’Israël. La femme est incapable de subsister seule, elle dépend d’un homme tant pour sa sécurité que pour son statut. D’où par ailleurs les lois visant la protection des veuves car celles-ci ne bénéficient plus de l’appui d’un homme.
Deuxièmement, la sexualité d’une femme est la propriété de l’homme sous la protection duquel elle se trouve. La femme est prise en charge d’abord par son père ou son frère aîné, elle l’est ensuite par son mari. Puisque la sexualité de la femme ne lui appartient pas, les lois concernant la sexualité doivent par conséquent avant tout être comprises comme protégeant les droits du mari, du fiancé ou du père. Dans les lois bibliques, les intérêts de la communauté priment sur ceux de la femme ou de quiconque dans la constellation familiale.
Cette clé de la place centrale de la famille permet d’expliquer l’asymétrie du jugement sur l’adultère déjà mentionné. Cette asymétrie provient de ce que l’adultère est considéré comme un crime, non en rapport avec une protection de l’intimité au sein du couple ni avec la chasteté en soi. Plutôt, ce qui est en jeu dans les lois concernant l’adultère est l’autorité du chef de famille homme et l’authenticité de la paternité, besoin impératif dans une société patrilinéaire où un père doit être sûr que ses fils sont bien les siens.
Prendre conscience de cette spécificité du contexte social de l’Ancien Testament est indispensable pour comprendre des textes bibliques ancrés dans une réalité sociale bien différente de la nôtre. Confondre ce modèle patriarcal de couple et de famille avec le modèle «biblique» normatif pour nous aujourd’hui serait certainement une erreur grave.
B. La venue du Christ
Avec la venue du Christ, cette importance à la fois économique, sociale et religieuse de la famille s’efface. Pour ne prendre par exemple que le domaine religieux, c’est de façon individuelle, en Christ, que l’on vit désormais l’alliance. Le chrétien n’a pas besoin d’appartenir à une famille pour vivre sa foi. Nous passons ainsi d’une vision collective à une vision personnelle de la relation à Dieu.
Comme l’explique Paul: «Il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ». Christ étant le seul médiateur, c’est en lui que chacun trouve désormais son identité, son espérance. Du coup, la famille n’est plus le creuset fondamental qui façonne la société et donne une identité à chacun, ni le principal canal permettant d’exprimer ou de recevoir la relation avec Dieu. La famille n’est plus le centre, mais une priorité parmi d’autres. Les individus ne sont plus appelés à se situer par rapport à la famille mais bien par rapport au Christ. Cette révélation est à l’origine d’une évolution fondamentale de la pensée biblique sur la famille et sur le rôle de celle-ci.
Elle touche aussi la place et les fonctions que chacun va y occuper en son sein. Le triangle éthique présenté plus haut se trouve bouleversé par Christ qui se retrouve désormais au centre du triangle éthique, à la place de la famille. C’est en lui que chacun trouve désormais son identité. (schéma non reproductible ici)
En introduisant la notion de conversion et de résurrection personnelles et non plus de relation à Dieu par l’appartenance à un peuple, Jésus met en valeur l’individu et plus seulement le groupe. Il fait des disciples et non des membres d’une communauté. Ceci introduit un changement révolutionnaire. Ce n’est plus le groupe, le «nous» qui prime mais l’individu composant ce groupe, le «je». Chacun ne trouve plus son identité dans la fonction qu’il occupe mais en relation avec le Christ.
Il ne s’agit pas là d’opposer le groupe à l’individu ou de prôner l’individualisme. Car si l’identité ne se trouve plus dans le groupe mais en Christ, elle va se vivre dans le groupe. Certes, le chrétien appartient à Christ et non à l’Eglise ou à la société, mais il vit dans l’Eglise et la société.
L’individu était jadis au service de la famille, pièce centrale de la société d’Israël. Avec la venue du Christ, la famille est au service de l’individu et de sa relation avec le Christ. Du coup, l’intention n’est plus de vouloir protéger la famille avant tout le reste mais de développer, d’encourager la relation de l’individu avec le Christ. Jésus lui-même confirme ce bouleversement comme l’attestent ces déclarations sur sa propre famille.
Comprendre ce bouleversement opéré par la venue du Christ est essentiel pour l’actualisation des textes de l’Ancien Testament.