TÉMOIGNAGE D’ABUS SPIRITUEL

 

A l’âge de 18 ans, avant d’entrer à l’université, je suis partie en voyage en Afrique avec une organisation chrétienne.

Pendant la journée de préparation, la responsable avait signalé aux filles qu’il faudrait porter des jupes pendant le séjour, pour respecter la culture. J’étais inscrite à l’université avec l’ethnologie en branche principale, c’était donc un argument valable pour moi, bien que je ne sois pas, et de loin, une adepte des jupes. Je ne me suis pas doutée à ce moment là, qu’une si petite concession serait une brèche pour me faire accepter de choses bien plus graves, ni que c’était une manière de filtrer le moucheron pour mieux avaler le chameau.

Une fois sur place, les ennuis ont rapidement commencé.

Un garçon de l’équipe, Pascal, avait des problèmes psychologiques, qui ont été interprétés comme des problèmes spirituels. La responsable a passé des heures entières dans l’église du village avec ce garçon et le traducteur, à lui chasser des démons qu’il n’avait pas.

 

Avant de partir, j’avais partagé ma peur des araignées, et le groupe avait prié pour moi. Il était entendu que Dieu avait réglé la question. Or en pleine brousse, les araignées sont grosses comme ma main, elles tendent des toiles gigantesques entre les cases. Mais j’avais bien compris que si je ne voulais pas subir le même sort que Pascal, j’avais tout intérêt à garder ma peur pour moi.

Que d’énergie dépensée juste pour maîtriser ma peur. J’étais sans cesse sur le qui-vive. Cette peur a contribué à me faire accepter beaucoup de choses par la suite puisque mon cortex était débranché la plupart du temps.

La responsable nous avait expliqué que les autochtones considéraient une femme qui se promène seule dans la rue comme une femme qui cherchait une aventure sexuelle, et que c’était donc dangereux de se promener seule. Nous n’avions même pas le droit d’aller seul(e) aux latrines, à 30 mètres de la maison que nous occupions.

C’était un excellent moyen de nous empêcher de prendre du recul, en réalité, l’argument ne tient pas la route : il y a dans toute culture une place pour le comportement inhabituel de l’étranger, qui n’est pas interprété avec le même cadre que celui des indigènes

A la négation de nos besoins psychologiques s’est ajouté la négation de nos besoins physiques. Nous faisions les courses chaque jour, puisque nous n’avions pas de frigo, et la préparation des aliments – désinfection, cuisson au four à charbon,…etc. – nous occupait plusieurs heures par jour. Si bien qu’un soir, la responsable nous a dit, qu’au vu du programme chargé du lendemain, nous allions jeûner. Ce jour-là, nous avons fait plusieurs heures de pirogue, nous avons marché dans le sable en plein midi, nous avons chanté debout sous le soleil. Je ne suis pas de santé fragile, mais j’ai une pression très basse. Ce jour-là, toutes les conditions : chaleur, fatigue et faim, étaient réunies pour que je m’évanouisse. J’ai donc passé la journée à me nourrir de médicaments pour tenir debout.

Ma santé elle-même n’a pas été respectée, et ne parlons pas de ce devrait être le jeune bibliquement ; ce n’est certainement pas un moyen commode de gagner du temps.

Dans de telles conditions, on essaie surtout d’assurer sa survie physique et psychologique, et il est difficile de réagir face à des raisonnements plus que douteux. J’en ai retenu deux : le premier, c’est lorsque nous parlions de sorcellerie. La responsable nous a dit avec le plus grand sérieux du monde “nous savons que si des chauves souris tournent au-dessus du toit de notre maison, c’est que nous sommes la cible des sorciers.” Avec le recul, je me suis rendue compte qu’elle affirmait croire en Jésus, mais qu’en réalité, elle avait des croyances animistes.

Le second concerne la vision des relations filles-garçons partagée par les filles du groupe, elle est pour le moins contradictoire. Les filles pensaient :

  • qu’elles devaient avoir d’abord une relation amicale avec un garçon avant de passer à une relation amoureuse, et en même temps
  • le premier homme avec qui elles se lieraient d’amitié devait être le « bon », leur futur mari.

Autrement dit, l’amitié fille-garçon, sans autre but, n’existait pas dans leur modèle du monde. Il leur était donc impossible d’adresser la parole aux garçons du groupe, hors fins pratiques, puisque aucune des filles ne pressentait aucun des garçons comme son futur mari.

Bien que j’étais déjà fiancée à cette époque, je discutais ouvertement avec les garçons. Si bien qu’aux yeux des autres, je me suis trouvée être celle qui avait un problème, j’étais ambiguë, pour ne pas dire débauchée et habitée par le diable !!! Pendant un mois, j’ai eu droit à toutes sortes de remarques, particulièrement de la part de la responsable, parce que je refusais de couper ma relation avec les garçons du groupe. Je refusais d’entrer dans son raisonnement, et je partais souvent me balader et discuter avec les garçons, en particulier avec Pascal ; je refusais de lui laisser pour seul discours sur son mal-être “tu as des démons”.

Il y a un autre point sur lequel je n’ai pas cédé, là je crois que ça aurait été avaler le chameau. Nous étions dans un endroit où les habitants mangent du riz trois fois par jour, parfois rien du tout, et nous portions des jupes pour respecter leur culture. Voilà un jour ce qu’il s’est passé :

Nous achetions de temps en temps des biscuits, ce qui est un luxe dans le contexte où nous étions, nous essayions d’être discrets, parce que nous étions sans cesse observés. Un jour, le traducteur nous a fait remarqué que nous mangions des biscuits “hallal”, et il nous a expliqué que normalement, c’est la viande qui est hallal, elle est préparée selon le rituel musulman.

La responsable est repartie dans ses raisonnements animistes, et elle nous a interdit de racheter des ces biscuits. Quand nous sommes retourné au magasin quelques jours plus tard, j’ai veillé à ne pas acheter de biscuits hallal, malgré que c’était secondaire pour moi. Nous avons retourné le paquet dans tous les sens à la recherche d’un sigle “hallal” et nous n’en avons pas vu. Mais en arrivant à la maison, nous avons vu le signe hallal en ouvrant le paquet.

La responsable y va de son interprétation : c’est le diable qui a essayé de nous avoir, on ne va pas se laisser faire, …, etc. Nous ne sommes que deux à ne pas la suivre dans son délire, les autres se joignent à elle pour écraser le paquet de biscuits avec leur pieds, en prenant la victoire au nom de Jésus. Ils l’ont fait sur le balcon, sous les yeux des enfants qui nous observaient constamment…j’en pleure encore aujourd’hui en l’écrivant.

Ce n’est qu’après que j’ai appris ce que “hallal” implique, le traducteur nous avait dit que c’était de la viande sacrifiée aux esprits musulmans, en réalité, c’est simplement de la nourriture qui ne doit pas avoir été en contact avec du porc.

Le fait que j’aie accepté une petite contrainte, en l’occurrence porter des jupes, aurait dû me faire accepter tout et n’importe quoi, si bien que mon refus sur des choses importantes m’a valu le rejet perpétuel de la responsable, et parfois des autres participants.

J’ai essayé, tant bien que mal, de laisser passer les petites choses – jupes, … –  et de résister sur les choses importantes – relations filles-garçons, nourriture, … – mais j’étais dans une double contrainte où il ne pouvait pas y avoir de solution satisfaisante : j’avais le choix entre nier mes convictions profondes ou être rejetée par le groupe dans un contexte où je n’avais personne d’autre à qui me raccrocher.

Comme dans d’autres formes d’abus, il y a eu de bons moments, qui ont créé en moi une ambivalence. Je n’ai pas su faire la différence entre ce qui relevait du spirituel et ce qui relevait de la manipulation, ceci m’a mis dans la confusion la plus complète. Je n’avais pas les outils pour analyser la situation.

Au retour, cette confusion, induite par l’ambivalence et la double contrainte, était parfaitement ingérable. Je n’avais aucune connaissance qui me permette de comprendre ce qui m’était arrivé. J’ai donc tout refoulé en bloc jusqu’à ce que je lise un article sur les abus spirituels et que je puisse mettre du sens sur ce qui s’était passé.