POUR NE PAS ÊTRE SEUL : ORGANISER SA VIE
Interview de JACQUES POUJOL, invité de novembre 2004 du journal « Les annales d’Issoudun »
Jacques Poujol est Pasteur, marié, formateur en relation d’aide et psychothérapeute du couple et de la famille. Avec Cosette Fébrissy, il a écrit un livre intitulé : « Mieux vivre la solitude ». Nous le remercions d’avoir bien voulu répondre à nos questions sur la solitude et les solitudes.
Vaut-il mieux parler de solitude au singulier, ou au contraire des solitudes multiples qui apparaissent au grand jour ?
Je crois personnellement qu’il vaut mieux parler des solitudes que de solitude. Car il y a au moins deux formes de solitudes. Il y a la solitude existentielle, liée à la condition humaine, et due au problème de la mort que l’on doit gérer. Le conscient de l’homme sait qu’il va mourir, mais son inconscient n’a jamais intégré la mort. Il y a un décalage entre les deux, provoquant la solitude que l’homme ressent devant l’existence, et devant le fait de devoir affronter seul (parfois avec l’aide de la foi) ce problème de la mort.
L’autre solitude est la solitude relationnelle : « il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Le pire serait de croire qu’on peut gérer la solitude existentielle en sortant de la solitude relationnelle. Croire qu’en se mettant en couples ou en vivant ensemble, on peut gérer la solitude existentielle, est un leurre. D’ailleurs, c’est au sein de cette solitude relationnelle que prend naissance le sentiment d’isolement, un sentiment ressenti différemment par chacun, puisque lié à l’histoire de chacun. Ainsi, quelqu’un pourra ressentir ce sentiment, alors qu’il a une famille proche.
Dans la vie, on évoque moins souvent l’isolement, mais plutôt les solitudes, dont on a souvent honte de parler. Est-ce que cette honte n’augmente pas la solitude ?
Il est certain qu’avoir honte d’être seul n’arrange pas les choses. Parce que derrière la honte se cache la culpabilité. Il s’agit, bien sûr, d’une culpabilité non-dite, pas évidente et qui se cache : « est-ce que j’ai fait tout ce qu’il fallait, est-ce que j’ai été un bon père, une bonne mère, un bon frère, une bonne sœur, est-ce que j’ai su mettre en place ce qu’il fallait ? »
De telles questions, et bien d’autres, dévoilent une culpabilité bien réelle, celle de ne pas se sentir à la hauteur, de n’avoir pas su répondre aux attentes de l’entourage. Il faut même ajouter que, derrière la honte, il n’y a pas seulement la culpabilité, mais aussi un peu de colère, la honte étant toujours un subtile mélange des deux : culpabilité et colère. Une telle colère, évidemment cachée et non exprimée, s’exerce contre ce ou ceux qui ne nous ont pas permis d’arriver à construire une relation gratifiante.
Quelles sont les principales causes pouvant engendrer la solitude ?
Je distinguerais essentiellement deux sortes de causes : les causes psychologiques et les causes relationnelles. Etre dans le deuil, vivre un deuil, n’est pas d’abord un problème psychologique, mais relationnel. Gérer un deuil et réorganiser sa vie en conséquence, cela s’apprend. Mais il faut bien avouer que certaines personnes sont dans la solitude, parce qu’elles ont une construction psychologique déficiente : elles ne savent pas tisser des relations avec les autres.
Comment se fait-il que l’individu aujourd’hui souffre tant de cette absence de communauté, de relations ?
Je crois que l’on vit aujourd’hui dans une société en pleine mutation, où on communique beaucoup, mais sans vraiment communier. Dans le passé, la société était construite autour du « nous collectif » : le « nous social, ecclésial et toutes sortes de « nous ». Cela permettait à chacun de trouver sa place. Aujourd’hui, la société se construit autour du « JE » : le « JE » domine le tout, et, par définition, il est très égoïste. Ce qui fait que la société dite de communication n’est pas nécessairement une société de communion. Communiquer et communier ne sont pas à confondre. Et la solitude est précisément un manque de communion au sens large du terme. On peut donc dire, sans trop se tromper, que la société de communication rend difficile la relation interpersonnelle.
On constate que, bien souvent, l’homme a un profond désir d’entrer en relation, mais qu’en fait il n’y arrive pas et reste solitaire. Comment expliquer ce paradoxe ?
Cela vient du fait que l’homme est beaucoup plus exigeant aujourd’hui pour vivre une certaine qualité de vie, notamment au niveau de la relation humaine. En Occident au moins, il semble qu’on ne veuille plus se contenter de relations superficielles. C’est un désir réel et profond, c’est même une volonté assez clairement affichée. Mais il y a un problème : on n’a pas appris à construire ces relations plus exigeantes, et même c’est là que l’on confond la communication avec la communion. On voudrait communier, mais on ne fait que communiquer, et bien souvent superficiellement, notamment avec certains moyens technologiques actuels.
En développant les villes, notre société de communication n’a-t-elle pas fait disparaître les lieux ou les rituels de communion ?
Il est clair qu’aujourd’hui, et à condition de comprendre le terme « rituel » dans son sens positif, les relations rituelles ont été abolies, et rien n’a été mis à la place. Autrefois, aller à la messe ou au culte constituait un rite de rencontre, de communion. Aujourd’hui, la télévision remplace bien souvent de tels rites de rencontres : or, pour la communion, ce n’est pas précisément ce qui est le meilleur, car, à la télévision, on se rencontre tout seul. Quand on regarde un office religieux à la télévision, on a le service, mais pas la relation qui va avec. Jusqu’à présent, on n’a pas su mettre en place des rites de rencontre : c’est une tâche qui est encore devant nous et qui est un appel pour chacun de nous.
Comment aider à remettre les choses à l’endroit, en faisant en sorte que l’homme puisse s’enrichir de ses relations et sortir ainsi des solitudes et de son isolement ?
Il y a ici un pari, qui consiste à passer d’un individualisme forcené à un individu responsable. Pour changer quelque chose, il faut remettre l’homme au centre, en écoutant ses besoins relationnels. Il ne servirait à rien de revenir à l’ancien temps. Il faut favoriser l’émergence d’un individu responsable de ses relations à créer. Mais pour cela, il faut apprendre à construire des relations. Et dans ce domaine, les rites sont indispensables. Il faut des endroits, des moments, des lieux, où on puisse se rencontrer, pour partager quelque chose. C’est un des rôles que remplissait l’église. Mais d’autres lieux peuvent y contribuer. Par exemple la famille, qui devrait être un lieu de rassemblement, de partage, mais qui est parfois une juxtaposition de solitudes.
Auriez-vous quelques « recettes » pour remédier à la solitude ?
Simplement il faut organiser sa vie. Organiser sa collecte de signes de reconnaissance positive par rapport aux autres. Ne pas dépendre d’une seule personne ou d’un seul groupe de personnes, d’un seul lieu, pour recevoir les vitamines de vie que sont les relations aux autres. Il est également indispensable de prévoir un espace de solitude, dans le sens positif de la solitude, c’est-à-dire quand elle me permet de me retrouver et de ne pas être submergé par l’environnement. C’est une solitude choisie, qui est occasion de silence, d’écoute de soi. Cette solitude-là est fondamentale pour bien vivre notre condition humaine.
Propos recueillis par Edouard Clivaz