LES CLÉS DU BONHEUR
UN ENTRETIEN AVEC BORIS CYRULNIK
Le Nouvel Observateur N° 1939
L’auteur d’«Un merveilleux malheur», psychiatre et éthologue, explore avec Claude Weill la géographie complexe du bonheur, ses fausses pistes – les certitudes trop confortables des idéologies, des sectes, des fanatismes – et ses vraies conquêtes. Sa conclusion: le bonheur n’est pas un état mais une aventure. Pour le rencontrer, il faut «mettre les voiles»
Le Nouvel Observateur – Vous avez beaucoup écrit sur l’aptitude au bonheur de ceux que la vie paraissait condamner au malheur, ceux qu’on appelle les «résilients», les rescapés du malheur (1). Et beaucoup écrit aussi sur l’inaptitude au bonheur de ceux qui ont, comme on dit, «tout pour être heureux». Au fond, quel est cet état qu’on nomme bonheur?
Boris Cyrulnik – Je commencerai par une anecdote. Un jour, un labo m’a demandé de faire un enseignement postuniversitaire à des généralistes. J’ai proposé de noter pendant deux mois les phrases amusantes ou pénétrantes de mes patients, pour les commenter avec les médecins. J’en ai rempli plusieurs petits carnets. Parmi ces phrases, il y en a une qui revenait régulièrement et que je notais toujours avec le même étonnement: «J’ai souvent connu le bonheur, mais ça ne m’a jamais rendu heureux.» Comment expliquer cette phrase?
«J’ai souvent connu le bonheur»: autrement dit, j’ai souvent connu des situations qui correspondaient à l’idée, à l’anticipation que j’avais de ce qu’il faut pour être heureux. Pauvre, je rêve que si j’étais riche, je serais heureux. Handicapé physique, je rêve que si j’avais mes deux jambes, je serais heureux. Ou bien encore – je pense à un patient particulier: si je suis reçu à mon concours (il a été admis dans une grande école), si je suis nommé dans le Midi (il a été nommé dans le Midi), si je peux travailler dans cette entreprise (il a été nommé dans cette entreprise), je serais heureux. Il a réalisé ses morceaux de rêve, donc il «a connu» le bonheur… et il n’était pas heureux. Parce qu’au cours de son histoire personnelle, il avait appris à ne pas être heureux. Quand il était enfant, ses parents étaient très souvent absents; il avait vécu de longues périodes d’isolement, se réfugiant dans les livres pour échapper à la souffrance. Ce qui s’était imprégné dans sa mémoire, c’était une manière d’aimer insécure: on ne peut pas m’aimer, je ne suis pas aimable; la preuve, c’est que ceux que j’aime me laissent pour courir le monde. Donc si, par malheur, j’aime quelqu’un, il va me quitter. Comme c’était un petit garçon intelligent, il avait pu cacher sa peur de vivre et sa peur de la société en devenant anormalement bon élève. Grâce à quoi il avait réalisé ses rêves… et il était malheureux. Parce que sa mémoire était imprégnée d’une inaptitude à être heureux.
N. O. – Peut-être était-il malheureux, aussi, non pas malgré mais à cause de ses succès? N’y a-t-il pas une forme de malheur, ou de non-bonheur, qui vient de ce que l’accomplissement de nos rêves nous laisse en panne de désir?
B. Cyrulnik – Beaucoup de gens, en effet, sont tristes après la réalisation d’un projet. Les étudiants, le lendemain d’un examen, disent: je flotte, ma journée est vide. Ils trouvent rapidement autre chose à faire parce qu’ils sont jeunes et qu’ils ont des plaisirs et des soucis: de quoi faire une vie. Mais beaucoup dépriment après un accomplissement. Un ami, qui venait de faire une très belle exposition de peinture, m’a dit récemment: c’est un bonheur et je sais que je vais avoir six mois de dépression…
N. O. – Ne pourrait-on étendre le raisonnement et dire que notre société est «dépressive», selon le mot de Tony Anatrella, parce qu’elle a réalisé les grandes aspirations collectives de l’après-guerre? Pour le plus grand nombre d’entre nous, nous vivons plus vieux et en meilleure santé, nous sommes bien nourris, bien logés, nous avons chaud l’hiver et frais l’été, nous sommes assurés contre la maladie, le chômage et la vieillesse, nous avons des voitures et des avions pour nous déplacer, des vacances plusieurs fois par an… Tout cela, qu’on appelle le progrès, paraissait un rêve inaccessible à nos arrière-grands-parents. Et nous voyons de plus en plus de gens sombrer dans ce qu’Alain Ehrenberg a appelé «la fatigue d’être soi»…
B. Cyrulnik – Tout ce que vous dites est à coup sûr vrai. Et on pourrait poursuivre l’énumération: les femmes maîtrisent la fécondité, donc elles peuvent devenir des personnes, participer à l’aventure sociale. Les performances sexuelles sont meilleures que jadis, et mieux partagées. Avant, l’acte sexuel, c’était un homme qui prenait du plaisir avec une femme anxieuse. Jusqu’aux années 70, deux femmes sur trois étaient frigides ou insatisfaites. Aujourd’hui, moins de 15%. L’acte sexuel, dans 86% des cas, c’est un homme et une femme qui partagent leur plaisir. C’est un immense progrès, qui est dû à la maîtrise de la fécondité, c’est-à-dire à une découverte technique suivie par une loi sociale.
Mais ça, c’est le bien-être, ce n’est pas le bonheur. Il y a une fable de Péguy que je trouve très belle: la fable des casseurs de cailloux. Charles Péguy va en pèlerinage à Chartres. Il voit un type fatigué, suant, qui casse des cailloux. Il s’approche de lui: «Qu’est-ce que vous faites, monsieur? – Vous voyez bien, je casse les cailloux, c’est dur, j’ai mal au dos, j’ai soif, j’ai chaud. Je fais un sous-métier, je suis un sous-homme.» Il continue et voit plus loin un autre homme qui casse les cailloux; lui n’a pas l’air mal. «Monsieur, qu’est-ce que vous faites? – Eh bien, je gagne ma vie. Je casse des cailloux, je n’ai pas trouvé d’autre métier pour nourrir ma famille, je suis bien content d’avoir celui-là.» Péguy poursuit son chemin et s’approche d’un troisième casseur de cailloux, qui est souriant, radieux: «Moi, monsieur, dit-il, je bâtis une cathédrale.» Le fait est le même, l’attribution du sens au fait est totalement différente. Et cette attribution du sens vient de notre propre histoire et de notre contexte social. Quand on a une cathédrale dans la tête, on ne casse pas les cailloux de la même manière.
N. O. – Donc, le sens de votre apologue, c’est: le mal-être n’est pas le malheur. Pour être heureux, il faut un projet qui donne sens à notre existence.
B. Cyrulnik – Attention, c’est important, le bien-être: si on souffre physiquement, si on a faim, si on est dans le deuil, on n’est pas heureux. Donc n’idéalisons pas le passé. Jadis, on perdait un enfant sur deux dans la première année. Les enfants mouraient dans la diarrhée, les femmes dans le sang, et les hommes mouraient plus tard, généralement dans le pus. Seuls 2% de la population atteignaient notre espérance de vie. La grande majorité vivait dans le malheur constant, dans la souffrance immédiate. Car lorsqu’on est piégé par une souffrance, on est prisonnier de l’immédiat: on n’a pas la possibilité de rêver, d’élaborer. «Elaborer» est le mot important.
Mais à l’inverse, quand les problèmes matériels sont apparemment réglés, si le contexte familial et social ne prend pas sens, l’individu ne peut pas construire son identité: je ne peux savoir ce que je suis, ce que je veux, ce que je vaux que dans la rencontre et dans l’épreuve. Je vais à l’école, papa et maman sont sympas, le repas est servi, j’ai une chambre, la télé et je ne sais pas qui je suis. Je suis dans le bien-être, pas dans le bonheur. Je n’ai pas de comptes à régler avec la vie, pas de projet à réaliser, rien à raconter. Parce que je n’ai jamais eu l’occasion de remporter une seule victoire. Alors je m’identifie à des héros éphémères, un chanteur dont j’oublierai le nom six mois après, un footballeur qui va me faire crier comme dans une transe… L’éphémère.
Jusqu’à ce que survienne enfin un événement, une épreuve qui va m’identifier. C’est Eric Zorn qui dit qu’il s’est senti vivant seulement le jour où on lui a dit qu’il avait un cancer. C’est Cyril Collard: il est beau, il a une famille adorable, il entre à Centrale du premier coup, il ne sait pas qui il est. Et il dit: «Je découvre qui je suis à partir du moment où je commence à me droguer et à avoir une sexualité sans protection. Parce que, jusqu’à maintenant, j’ai écrit une biographie à pages blanches.» Je sais que je vais choquer beaucoup de gens en disant cela, mais beaucoup de jeunes plongent dans la drogue tout simplement pour ça: pour vivre quelque chose. Pour devenir quelqu’un. Il y a d’ailleurs des addictions sans substance: le jeu, le sexe, l’amour…
N. O. – Vous évoquiez le cas de Zorn. C’est un phénomène bien connu des médecins: dans une existence où il ne se passe rien, la maladie, paradoxalement, peut rendre heureux, car elle permet de se raconter aux autres, de mettre sa vie en récit…
B. Cyrulnik – C’est ce que Paul Ricœur appelle «l’identité narrative». A partir de l’âge de 6 ans, dès l’instant où je deviens capable de me faire un récit de ma vie, je construis qui je suis. Mais je le construis dans la rencontre: avec les autres et avec les événements – nager, sauter d’une falaise, ou être malade.
N. O. – Ce qui expliquerait que notre société, globalement bien portante, soit en même temps hantée par la maladie, traquant le moindre symptôme qui aurait été considéré comme négligeable au siècle dernier. En d’autres termes, mieux on se porterait, plus on serait incapable de jouir de notre santé?
B. Cyrulnik – Absolument. Même raisonnement pour la violence. Il n’y a pas de société qui se soit construite sans violence. La notion de violence, quand on baigne dedans, n’est même pas pensée; elle n’a pas de relief, elle est normale. Le fait qu’aujourd’hui elle ne soit plus supportée est la preuve des progrès réalisés.
Même raisonnement pour la maltraitance. A l’époque où l’on considérait comme normal et même moral de maltraiter les enfants, on n’employait pas le mot «maltraitance», on disait «éducation». Le martinet, qui vient de disparaître, était vendu dans les drogueries et on pensait que c’était bien de faire du mal à un enfant. J’ai connu des gens de mon âge qui ont été élevés dans des institutions religieuses: on mettait les mauvais sujets au cachot plusieurs jours, sans lumière, sans manger. C’est comme ça, pensait-on, qu’il fallait dresser les enfants, sinon ils allaient devenir pervers, voleurs et menteurs. Aujourd’hui, on alerterait une assistante sociale et les prêtres seraient envoyés en prison. Là encore, le relief que prend la maltraitance donne la mesure des progrès accomplis.
N. O. – Est-ce qu’on peut étendre le raisonnement, et dire que le degré d’insatisfaction, d’angoisse et peut-être de malheur augmente à mesure qu’on approche, asymptotiquement, d’un idéal inatteignable? Autrement dit, que plus la société va bien, plus les gens vont mal?
B. Cyrulnik – Ou plutôt pensent qu’ils vont mal. Parce qu’on a besoin d’une représentation du bonheur et du malheur, et c’est la fonction des artistes, des journalistes, de ceux qui fabriquent le discours social. Je crois que beaucoup de gens sont heureux sans le savoir – et certains malheureux sans le savoir.
N. O. – Il y a des repères objectifs: la consommation d’anxiolytiques, par exemple. Comment expliquer que la France détienne le record en ce domaine?
B. Cyrulnik – Je pense que c’est lié au développement, en France, d’un discours visant à faire croire qu’il peut y avoir une formule chimique du bonheur. C’est vrai que certaines connaissances médicales ou pharmacologiques vont à l’appui de cette idée. Il y a des composantes biologiques, neurologiques, du bonheur ou du malheur. Il y a des substances qui provoquent des euphories, comme la cortisone; et d’autres qui provoquent la rage, comme certaines amphétamines. Mais on s’est laissé éblouir par quelques victoires de la recherche et on en a conclu que le bonheur et le malheur étaient attribuables à des déterminants biologiques, ce qui n’est pas vrai.
N. O. – D’où la vogue du Prozac…
B. Cyrulnik – Qui marche bien, étonnamment bien même, avec très peu d’effets secondaires. Beaucoup moins que le vin ou la cigarette. Le drame, c’est que notre culture techno-industrielle, pour éradiquer le malheur, trouve une solution moléculaire, alors que les solutions sont affectives et culturelles.
N. O. – Revenons à la distinction bien-être/bonheur. Qu’est-ce qu’il faut pour passer de l’un à l’autre?
B. Cyrulnik – Le bien-être, c’est l’immédiat, la perception: je mange bien, je me sens bien, je n’ai pas faim, je n’ai pas peur. Le bonheur, lui, n’existe que dans la représentation, c’est toujours le fruit d’une élaboration. On doit le travailler. C’est dans un autre lieu, dans un autre temps, c’est presque une utopie. Il y a des utopies fondatrices. Elles peuvent être fondatrices du crime (je crois même que c’est la majorité). Mais l’utopie est une représentation, qui provoque un sentiment que, lui, on éprouve dans le réel. L’énoncé d’une utopie séduisante provoque une représentation qui n’existe peut-être que dans la verbalité, mais qui a quand même des effets sur le réel. Et qui rend heureux. Tout le monde utilise ça, les partis politiques, les Eglises, les sectes (tout le monde va mourir, mais nous, grâce à notre rituel, on vivra après la mort et on connaîtra enfin le paradis) – et aussi bien les vendeurs de voitures.
N. O. – Donc notre société dépressive ne serait pas du tout malade de son présent mais de son avenir?
B. Cyrulnik – Plutôt de son absence de représentation de l’avenir. J’ai fait mes études à une époque où la médecine était montante. C’était une extase constante. Il y avait des salles de 60lits. Les conditions de vie des malades dans les hôpitaux psychiatriques étaient ignobles. Ils vivaient dans le pus et les excréments. J’aurais dû être désespéré. Mais je n’habitais pas ce réel dégueulasse: j’habitais l’utopie du progrès. Je me disais: on va trouver des médicaments, de nouvelles techniques… C’est seulement ces dernières années qu’on s’est rendu compte qu’il n’y a pas un seul progrès qui n’ait des effets indésirables. On a longtemps cru que le progrès était linéaire, que tous les problèmes trouveraient leur solution demain. Et cette croyance a embelli ma vie.
N. O. – «L’idée de progrès est entrée en décadence», disait Octavio Paz. Vous pensez que c’est cette crise du progrès qui bloque notre projection dans l’avenir?
B. Cyrulnik – J’aurais presque dit le contraire: c’est l’absence de projet qui provoque la crise du progrès. Autrefois, la plupart des hommes passaient sur Terre dans une vallée de larmes. Cette idée a régné en maître jusqu’à la Révolution française. Dans le discours chrétien, il y avait deux paradis: le paradis d’avant la faute, et celui qu’on retrouverait à la fin des temps. On ne pouvait être heureux qu’avant la vie ou après la mort. Arrive la Révolution française: «Le bonheur est une idée neuve en Europe.» A partir de cette phrase de Saint-Just, le bonheur n’est plus métaphysique; il devient un projet social. Accessible. C’est un objectif, il va falloir qu’on s’unisse. La haine va nous unir contre les aristos, contre les curés ou, plus tard, contre les capitalistes, qui nous ont réduits à l’état d’annexe des machines.
J’ai connu ça à La Seyne, quand j’étais médecin au centre médico-social: des hommes descendaient dans les cuves des tankers à 5 heures du matin, avec le casse-croûte dans la musette, et ressortaient à 5 heures du soir. Ils rentraient chez eux hébétés, ils buvaient un litre de vin qui leur servait de somnifère et de tranquillisant, ils s’endormaient. Des dizaines d’années comme ça… Parmi ces hommes-là, certains ont cassé: dépression, surmenage, suicide. Beaucoup ont supporté de véritables tortures physiques, la chaleur, la soif, parce que le discours social les glorifiait: «J’ai une femme et trois enfants, moi, monsieur.» Et qu’ils avaient un projet: on va faire des grèves, on va s’unir, et les travailleurs amélioreront leurs conditions d’existence. Et cette utopie a provoqué une représentation du futur qui les a rendus heureux.
N. O. – On pourrait être plus heureux dans la vallée de larmes que dans le fleuve tranquille?
B. Cyrulnik – Non, mais on peut supporter une vallée de larmes si on a un projet pour s’en sortir; comme on a besoin d’un projet pour ne pas mourir d’ennui dans le fleuve tranquille. D’une utopie. Dans une culture de l’utopie, qui repose sur une représentation du temps à venir, on peut accepter la durée de la souffrance. Dans notre culture de l’immédiat, on n’accepte pas d’attendre. La souffrance, l’angoisse doivent disparaître tout de suite: les désirs doivent être satisfaits aussitôt. Et cette culture de l’immédiat mène à la frustration, donc à l’agressivité et à l’acrimonie. Car les choses ont besoin de durée pour prendre sens. Sinon, on est dans la quête éperdue de jouissance – celle de Don Juan, ou du drogué.
N. O. – Diriez-vous, avec Pascal Bruckner, que «l’idéologie du bonheur», l’injonction qui nous est faite d’être toujours jeune, beau, en bonne santé, performant, induit mécaniquement le sentiment du malheur (2)?
B. Cyrulnik – Je dirais plutôt la frustration et l’amertume: dès qu’on cesse de jouir, le réel prend un goût amer. La recherche du bonheur immédiat détruit la cathédrale dans la tête. C’est pour cela que, malgré l’amélioration réelle de nos conditions d’existence et de nos systèmes de protection, il y a de plus en plus de dépressifs, d’anxieux et d’aigris. L’OMS prédit d’ailleurs que la dépression sera la maladie du XXIe siècle.
N. O. – Nous avons besoin d’utopie, disiez-vous. Mais aujourd’hui, elles font peur – et à juste titre: de la révolution d’Octobre au 11 septembre 2001, en passant par Nuremberg, l’histoire nous a enseigné que les utopies produisent surtout du malheur…
B. Cyrulnik – Elles sont à la fois nécessaires et dangereuses. Elles créent un monde de représentation qui va nous rendre heureux. Les gens des sectes sont heureux, dans un premier temps. Les membres du Front national sont heureux. Et les nazis, donc! Regardez les films de Leni Riefenstahl: ces jeunes gens sont beaux, ils sont fiers d’être blonds, minces, musclés… C’était une utopie criminelle, mais qu’est-ce que ça a pu les rendre heureux! Et l’utopie communiste, à mon sens, a été criminelle aussi. Mais elle a rendu heureux beaucoup de braves prolos qui ont gagné leur dignité grâce à elle. Quand j’étais aux Jeunesses communistes, j’étais formidablement heureux! Jusqu’au jour où, bon militant que j’étais, on m’a envoyé en Roumanie et en Hongrie. Un jeune oncle m’a donné des adresses d’amis à visiter, là-bas, des anciens de la Résistance. J’y suis allé. Ils avaient tous disparu, embarqués par la police. J’ai commencé à douter, j’ai posé des questions, et le réel a abîmé mon utopie. J’ai ouvert les yeux, et cela m’a rendu malheureux; parce que j’ai perdu un bel espoir, un beau récit, j’ai perdu des petites fiancées, des copains, des soirées théâtrales, des engagements, «US go home», toutes ces choses qui avaient enchanté ma jeunesse.
N. O. – C’était l’utopie que vous aviez perdue? Ou c’était la camaraderie, les réunions de cellule, la vente de «l’Huma»: le sentiment d’appartenance?
B. Cyrulnik – J’aurais pu garder ce sentiment d’appartenance (j’avais 16 ans) si les aînés à qui je posais des questions avaient accepté de douter et de s’étonner avec moi. Le sentiment d’appartenance, comme l’utopie, est délicieux et dangereux. Il nous aide à nous identifier. Mais quand ce sentiment d’appartenance est clos, il mène au mépris des autres, à l’absence d’empathie – et peut conduire au crime. Si j’appartiens à la race des seigneurs, qu’importe que les juifs meurent, que les Gitans meurent, après tout ce ne sont pas tout à fait des hommes. On va épurer le monde, c’est bien.
N. O. – Pourquoi le sentiment d’appartenance crée-t-il tellement de bonheur?
B. Cyrulnik – Il opère comme le mythe, l’affectivité en plus. Je suis dans un monde confus, je ne sais pas ce qui est bien et ce qui est mal. Je ne sais pas ce qui va me rendre fort. Arrive quelqu’un, un fabricant de mythe, qui peut être un philosophe, qui est souvent un soldat, ou un prêtre. Je vois un mouvement de foule autour de moi qui fait que cet homme-là est mis en lumière par le regard des autres. Et il a un discours – religieux, philosophique, scientifique – grâce auquel le monde va devenir clair: je sais maintenant ce qui est bien et ce qui est mal, où sont les hommes, où sont les femmes, où sont les bons et les méchants; le monde est catégorisé. En plus, il y a des rites qui permettent d’aller écouter cet homme merveilleux – je ne connais guère de mythes sans rites. Le contenu de son discours, on s’en fiche un peu. Les discours de Hitler, on ne les entendait pas. Mais une transe collective était provoquée par la scénographie. Le Pen a retrouvé à peu près la même: il passe au milieu de la foule ordonnée (une foule communiste n’aurait pas été ordonnée), il y a des beaux hommes, bien habillés, les projecteurs le prennent, le suivent, de plus en plus lumineux; il monte un grand escalier; il se retourne, il écarte les bras. Les tambours roulent, les oriflammes claquent. Je pleure.
Je me souviens d’un patient qui était réellement malheureux. Il n’avait ni famille, ni métier, ni projet. Rien. Ce sont les psychothérapies les plus difficiles. Le gars croyait apaiser son malheur en buvant, ce qui évidemment l’aggravait. Un jour, je le vois arriver, tout frais, et il me dit: je vais mieux, j’ai cessé de boire, je suis entré au Front national. Il avait trouvé un milieu d’appartenance, des catégories mentales qui lui permettaient d’organiser son monde, des rites d’interaction. Ce gars est devenu heureux.
N. O. – Plus le groupe est clos, sectaire, plus il est sécurisant et crée de bonheur?
B. Cyrulnik – Absolument. Le racisme, le fanatisme, l’intolérance sont euphorisants. C’est la clé du succès des sectes ou des partis extrêmes. Le cancer de la démocratie, c’est le doute, puisqu’on discute tout. Et donc, c’est l’angoisse. Le racisme rend heureux. Vous vous rendez compte: je n’ai rien à faire, rien à prouver. Je suis Blanc, je suis né au bon endroit, dans une bonne famille, j’appartiens à l’essence humaine supérieure. C’est l’aristocratie des minables. J’hésite à dire cela, mais on assiste aujourd’hui à un phénomène comparable dans les quartiers: «Je suis gosse des banlieues, je n’ai pas de travail, je parle mal la langue, je ne participe pas à l’aventure sociale et culturelle: je suis humilié.»
N. O. – «J’ai la haine», comme on dit…
B. Cyrulnik – La haine qui va permettre de réparer l’estime de soi blessée. C’est merveilleux de pouvoir haïr quelqu’un…
N. O. – La haine rend heureux?
B. Cyrulnik – Oui, dans la mesure où elle catégorise, comme le mythe: bien/mal, noir/blanc, eux/nous. Et, en plus, elle renforce le sentiment d’appartenance: l’amour du même et la haine du différent. Tu as le même ennemi que moi: grâce à la haine, on va s’aimer. Et c’est ce qu’on voit dans les quartiers, où ces gosses attaquent les symboles de l’ordre social établi: les cars de flics, les pompiers, les voitures… J’ai souvent eu l’occasion de discuter avec eux; j’ai été étonné par leur euphorie – la même que celle des racistes après une ratonnade. La violence et la haine ont un effet antidépresseur, euphorisant, unificateur. C’est dans les groupes d’appartenance humiliés qu’on trouve les héros les plus magnifiques.
N. O. – Qu’est-ce que c’est qu’un héros?
B. Cyrulnik – Quelqu’un dont la fonction est de réparer l’identité d’un groupe humilié, de «réparer sa blessure narcissique», disent les psys. Le héros me représente, il appartient au même groupe que moi: il est un peu moi. Son courage est le mien. Au Proche-Orient, actuellement, c’est plein de héros. Des héros très beaux, très courageux, totalement soumis à un discours social, prêts à mourir pour la réalisation de cette utopie. Moi, candidat au martyre, non seulement je vais réparer mon peuple humilié, mais si par bonheur je meurs, je serai encore plus aimé – encore plus vivant – après ma mort. Grâce à mon sacrifice héroïque, je vivrai éternellement dans la représentation. C’est la transcendance parfaite. La vie, c’est le mal-heur; ça ne les intéresse pas. Ce qui est intéressant pour eux, c’est l’absolu, le grand bonheur du fanatique. On est au-delà de l’euphorie: on est dans l’extase, qui frôle la souffrance extrême.
N. O. – Tout le monde peut devenir un fanatique, ou est-ce le fait de certaines personnalités?
B. Cyrulnik – Les extatiques, les mystiques par exemple, sont de grands anxieux. L’extase est un mécanisme défensif. Je pense que ce sont des gens qui ne supportent pas le malaise du doute. Où est le bien, où est le mal? Ce n’est pas clair. Est-ce que ce sont les Palestiniens ou les Israéliens qui ont raison? Cela dépend… Nous vivons tous dans le doute et l’ambivalence. Pour ma part, je trouve très rassurant que les gens doutent. Car l’ambivalence est source de conflits, de débats et d’évolution. Elle nous permet de prendre l’autre en compte: je veux comprendre ce qu’il a dans la tête, pourquoi il m’agresse, il a peut-être des raisons. Mais le doute peut aussi être source d’angoisse. Ceux qui, parmi nous, n’ont pas acquis un mécanisme de tranquillisation, de contrôle de l’angoisse, vont souffrir jusqu’au moment où quelqu’un – Ben Laden ou un autre – va leur apporter enfin la vérité. C’est ainsi que naissent les kamikazes.
En revanche, dans une société en paix, habituée à vivre dans l’immanent et le relatif, les héros apparaissent un peu désuets: les saint-cyriens qui montent à l’assaut d’une mitrailleuse en casoar et gants blancs, aujourd’hui, on trouve ça ridicule. Nous, on a des héros de l’instant: c’est Zidane, c’est Kouchner, c’est Lady Di. Un groupe qui a besoin de petits héros, ça ne fera pas des odyssées, mais c’est bon signe: ça veut dire qu’on vit dans un présent acceptable. Ça veut dire aussi que l’idée du bonheur n’est pas la même…
N. O. – «Il y a deux choses que l’homme déteste, a écrit un de vos confrères psychanalystes: le bonheur et la liberté…»
B. Cyrulnik – C’est dit d’une manière un peu abrupte, mais je crois que c’est vrai. Si la liberté est une utopie, elle donne du bonheur. Les utopies de la libération sont merveilleuses. Mais la liberté, oui, est angoissante, car elle vous rend responsable de vos choix.
Au Portugal, sous Salazar, il y avait beaucoup de souffrances, de pauvreté, de disparitions, mais il n’y avait pas d’angoisse. Si on allait mal, on savait qui était le responsable: les militaires disaient que c’était les communistes; les gens du peuple disaient que c’était les curés et les militaires. Il y avait une utopie qui leur donnait l’espoir et, surtout, il y avait des rites d’interaction. Les gens du peuple se rencontraient en cachette, s’entraidaient. On discutait. Cela créait de la vie, de la vie sensée. Quand Salazar est mort, il a fallu développer les consultations d’angoisse. Il n’y avait plus de sauveur pour expier les fautes, plus de totalitaire pour dire où est la vérité, plus d’ennemi à abattre pour qu’enfin on vive merveilleusement bien: les gens devenaient maîtres de leur destin. L’angoisse apparaissait avec la liberté.
N. O. – Aujourd’hui, notre société ne se bat pas pour la liberté mais pour le temps libre: les 35 heures, les vacances. Pour beaucoup de gens, travail = malheur; loisirs = bonheur. Vous y croyez?
B. Cyrulnik – La recherche du bonheur immédiat mène à la frustration. Les gens en vacances, quand on les empêche de jouir, ont des réactions très agressives. Si on fait une civilisation de loisirs sans sens, je crains qu’on ne devienne de plus en plus agressifs. En revanche, on peut très bien inventer une culture des 35heures. Je fais le pari que ceux qui bénéficieront de cette nouvelle morale du bonheur, ce seront ceux qui auront une double vie, organisée autour de deux projets: un projet social (il faut bien gagner sa vie) et un projet personnel (tenter une belle aventure).
N. O. – Nombre de gens passent leur vie à imaginer comme ils seront heureux à la retraite. Et quand elle arrive, ils sombrent dans la déprime.
B. Cyrulnik – Au moment de la retraite on voit des décompensations surprenantes. Je pense à cet homme qui m’a dit, murmuré plutôt: «Depuis que je suis à la retraite, je ne suis plus personne.» L’exemple du type qui avait tout investi dans le boulot. Mais si l’avenir est aux doubles vies, la retraite peut devenir une promotion. Ceux qui auront un autre projet d’existence pourront s’épanouir.
N. O. – Beaucoup de gens vivent avec un rêve de bonheur: «Si je pouvais, je plaquerais tout et j’irais m’installer en Provence. Là-bas, je vivrais de trois fois rien, quelques salades, j’aurais tout mon temps pour moi et les miens.» Ce rêve – que très peu réalisent – les aide-t-il à vivre ou accroît-il leur sentiment de frustration?
B. Cyrulnik – Il faut distinguer entre la rêverie et la mythomanie. La rêverie, c’est un mécanisme de défense précieux: je suis triste, le patron me fait suer, ma femme me casse les pieds; si j’étais à Forcalquier, ce serait merveilleux, ma femme serait adorable, le couple se referait, on prendrait le petit déjeuner sur la terrasse… Enfin, toute la fantasmagorie. C’est un mécanisme efficace car, en coupant les gens du réel, il leur permet d’être bien, malgré une réalité agressante. Le problème, c’est de faire passer la rêverie dans le réel: de réaliser une part de cette rêverie. Je ne peux pas avoir de maison à Forcalquier? Eh bien je vais m’offrir deux jours dans un hôtel des Alpes-de-Haute-Provence, qui me permettront de tenir encore trois mois dans ce métier que je déteste. La rêverie modifie le réel et le rend acceptable.
La mythomanie est un mécanisme différent. Le rêve est coupé de la réalité sensible et même ne doit pas s’y adapter. Car le rêve est si beau et la réalité si minable que ce que je veux moi, mythomane, c’est être aimé pour l’idée que vous vous faites de moi, pas pour ce que je suis. Vous ne pouvez m’aimer que si je suis un type merveilleux. Donc je vais mentir et m’enfermer dans ce mythe.
N. O. – C’est l’affaire Jean-Claude Romand, dont on vient de tirer le film «l’Emploi du temps».
B. Cyrulnik – Exactement: si par malheur vous découvrez la vérité, vous découvrez que je ne suis personne. Et si je ne suis personne, autant que je me tue: avant, je ne vivais pas vraiment, ça ne fera pas une grande différence.
N. O. – Autre adjuvant du bonheur, la foi. Dans un livre récent du dalaï-lama (3), on lit ceci: «De récentes enquêtes montrent que la foi contribue de façon substantielle au bonheur, et attestent que les gens qui sont animés d’une foi, quelle qu’elle soit, se sentent en général plus heureux que les athées. D’après ces études, la foi permet de mieux affronter l’âge, les périodes critiques ou les événements traumatiques.» Ce sont des faits ou des balivernes?
B. Cyrulnik – Je crois que c’est vrai. Je l’ai entendu souvent dans mes trente-huit ans de pratique. Et j’ai lu beaucoup de travaux de psychologie ou de sociologie qui vont dans ce sens. Par exemple, il y a très peu de décès chez les personnes âgées pendant les fêtes religieuses. Il y a un rebond des décès après. Cela veut dire qu’elles sont stimulées : pendant la fête, elles ont encore le goût de vivre – elles sont entourées, il y a des rituels, c’est sensé –, et elles attendent la fin pour partir. De même, dans le groupe de travail que nous animons avec Michel Manciaux, il y a des croyants qui nous expliquent à quel point leur foi joue un rôle important dans la résilience. Mais il n’y a pas que la croyance religieuse. A mon avis, la croyance en un beau projet d’existence – en l’homme, par exemple – obtient les mêmes effets.
N. O. – Dans l’exemple des personnes âgées, qu’est-ce qui est important : la religion ou bien les rites sociaux qui entourent les fêtes ? En d’autres termes, notre société n’a-t-elle pas perdu une des clés du bonheur en troquant le lien social d’autrefois contre l’anonymat de la civilisation urbaine ?
B. Cyrulnik – Quand le lien social est fort, c’est le meilleur tranquillisant qui soit. Mais on sait ce que provoque l’excès de tranquillisant : le stade 1 de l’endormissement. On croit qu’on est conscient, on ne l’est pas vraiment. Quand le lien est fort – j’ai connu cela dans la société rurale de mon enfance –, on est bien ; on sait qui est qui et qui fait quoi : chacun a son rôle attribué. Il y a le pitre, le chef, l’expérimenté, l’agité. Le groupe du village avait une fonction homéostatique ; il s’auto-équilibrait. Quand l’un mourait, le groupe se remaniait et un autre prenait sa place.
Tout cela était très sécurisant. C’était une société violente, précaire, mais il n’y avait pas d’angoisse. Parce qu’il y avait un groupe, de la solidarité. Mais ces liens forts formaient un carcan culturel qui étouffait les personnalités et enfermait les gens dans des rôles fixes. Notre société moderne est plus souple – on peut changer de femme, changer de métier, changer de pays, changer de langue –, les personnalités s’épanouissent beaucoup mieux. Les femmes et les hommes tentent maintenant l’aventure de la personnalité, alors qu’avant elles n’étaient que des porteuses d’enfants et eux des annexes de la machine. Mais cela a un prix.
N. O. – La France ne paie-t-elle pas aussi le fait que, contrairement à l’Italie, l’Espagne ou l’Irlande, elle s’est acharnée à bazarder tous ces rites, ces fêtes, ces traditions qui scandaient la vie et lui donnaient sens ?
B. Cyrulnik – Et qui structuraient les personnalités. Quand je travaille avec les enfants abandonnés, une chose me frappe : ils n’ont pas de souvenir de leur période d’isolement. Je ne peux raconter ma vie que quand j’ai partagé des événements avec quelqu’un. Seul, je n’ai que des trous. Les souvenirs intimes, dits autobiographiques, sont en fait des souvenirs sociaux. Une grande partie de mon monde intime est structuré par les événements que vous avez dits « traditionnels ». Je suis constitué par ces rythmes sociaux, familiaux, les anniversaires, etc. Le rite est l’organe de la coexistence. Or notre société fracasse les rites familiaux (la Fête des Mères et Noël sont les deux pics de suicides) et sociaux. Il faudra donc trouver un substitut. Et je crois que c’est à la culture de le fournir.
N. O. – Comment le bonheur vient-il à un enfant ? Est-ce une disposition qu’il porte en lui ou un talent qui lui est inculqué ?
B. Cyrulnik – Quand un enfant arrive au monde, il vit dans un monde de perceptions. Si son entourage parental lui fournit des perceptions qui déclenchent en lui un sentiment de bien-être – et peut-être de bonheur –, on voit le bébé s’épanouir, sourire, mettre en place son sommeil facilement, explorer son monde. Plus il se sent en sécurité, plus il est attaché (c’est-à-dire uni), mieux il explore son monde. Et les enfants non-attachés, ou bien ils sont auto-centrés, ou bien ils deviennent phobiques : un changement d’aliment, un visage nouveau, tout les effraie. Cette ontogenèse se met en place très tôt.
Ensuite, le monde de l’enfant est perfusé par des perceptions. Son état intime dépend de l’état de sa mère, lequel dépend de son histoire à elle. La mère est un carrefour. Si son mari la rend heureuse, elle transmettra ça à l’enfant. Si la société les rend malheureux, ils transmettront ça à leur enfant. Ce ne sont pas des vues de l’esprit. On a travaillé sur différents groupes de petits Libanais pendant et depuis la guerre du Liban ; des enfants dont les parents étaient dépressifs, d’autres dont les parents ne l’étaient pas, des enfants de Libanais vivant à Paris, et enfin un groupe dont les parents avaient été tués et qui ont colonisé des bus pour en faire leur logement. Ils avaient entre 6 et 14 ans. Ces gosses, on les a suivis, on les suit encore. Ils se sont mieux développés que ceux qui avaient des parents anxieux. L’explication est très simple : les enfants de parents anxieux baignaient dans l’angoisse, ils l’ont incorporée. Les enfants qui étaient seuls, entre eux, ont appris le clan. Le chef sécurise parce qu’on se soumet à lui. Il sait tout, c’est un grand : il a 14 ans. Ces gosses-là, par la suite, ne se sont pas mal socialisés. Mais ceux qui se sont le mieux développés, évidemment, ce sont ceux qui étaient à Paris avec des parents gentils et cohérents.
Les nourrissons sont imprégnés par les perceptions, les grands enfants sont structurés par les représentations de leurs parents. Tout à l’heure, on disait : le bonheur, c’est une représentation. Eh bien si on aime quelqu’un, si on lui est « attaché » (c’est un bon mot), on habite ses représentations. Et si ces représentations sont dynamiques, heureuses, il va nous parler gaiement ; créer un monde sensoriel qui va développer en nous la probabilité du bonheur. Après l’adolescence, quand on va s’opposer à nos parents pour continuer notre développement, ce sera à nous d’élaborer notre propre projet, de travailler à notre bonheur – ou à notre malheur.
N. O. – C’est donc dès l’enfance que se bâtit l’aptitude au bonheur ?
B. Cyrulnik – Voilà. On acquiert, avant la parole, une aptitude à aimer et à établir des relations qui fait que l’on a plus ou moins de chances de rencontrer ou de créer des situations heureuses. Ce n’est jamais du 100%. C’est une tendance, pas une fatalité.
N. O. – Tout petit, l’enfant a-t-il un « capital bonheur », comme les dermatologues parlent de « capital soleil » ?
B. Cyrulnik – Qu’il pourra dilapider ou faire fructifier ? On peut le dire comme ça. A un an, 65% des enfants ont acquis une manière d’aimer sécure : c’est une tendance à rencontrer le bonheur. Alors qu’un enfant sur trois a un attachement insécure, c’est-à-dire évitant, ambivalent ou confus. J’ai vu quantité de gosses comme ça. On en a réparé beaucoup, mais ils ont quand même une tendance à rencontrer plus facilement le malheur que le bonheur. Après on dit : je n’ai pas eu de chance. Non, ce n’est pas une question de chance. Le bonheur s’élabore – et le malheur aussi. C’est un échafaudage ; chaque étage compte. Mais c’est un processus dynamique. Si un étage manque, on peut le reconstruire autrement. Ou passer par d’autres voies.
J’ai écrit une chronique dans « la Recherche » sur un garçon qui souffre d’une grave encéphalopathie. Il se meut difficilement, il a un retard de langage. Donc il est placé dans une institution, il n’est pas scolarisé, on lui parle comme on parle à un gosse handicapé. Un jour, quelqu’un, je ne sais pas dans quelle circonstance, le met devant un ordinateur. Et voilà qu’il se met à écrire. Peu à peu, on découvre un monde intime prodigieusement riche qu’il ne pouvait pas exprimer, ni par la parole ni par les gestes. Il rattrape son retard scolaire en quelques années et obtient une maîtrise de philo. Il vient d’écrire un livre : un dialogue avec Socrate. Ce garçon, à qui tant de choses manquaient, a développé une autre partie de lui-même qui a créé un bonheur dans son monde.
N. O. – Pour récapituler, le bonheur n’est pas un objet qu’on peut attraper ; il se construit dans le temps et dans l’échange.
B. Cyrulnik – Dans le partage. L’échange, c’est un terme commercial. Le partage, c’est un terme créateur : on va faire ensemble un enfant, on va partager les plaisirs et les soucis, on va faire ensemble une maison. L’échange, c’est un plaisir immédiat. Le partage, c’est vivre ensemble dans ce qu’on a créé. Il exige la rencontre entre deux mondes mentaux, donc le conflit, qui est créateur.
N. O. – On n’est pas heureux seul…
B. Cyrulnik – Parce qu’on ne peut rien développer seul. Les petits Roumains qu’on a vus à la télé, ils étaient sains : cerveau sain, biologie saine. Ils ne savaient pas parler, ils faisaient sous eux, parce qu’il n’avaient pas connu l’altérité. L’Homme est une espèce vivante constituée pour l’altérité. Je ne peux devenir moi-même que s’il y a un autre. Même la bipédie n’est possible que s’il y a un groupe : c’est un facteur culturel. Beaucoup d’enfants abandonnés marchent à quatre pattes. Et quand la parole apparaît, on crée des mondes intersubjectifs, des constructions de représentations verbales aux combinaisons infinies.
N. O. – Le bonheur est un objectif, pas un état…
B. Cyrulnik – Le paradis est un lieu imaginaire. On le cherche. De même, le bonheur est lié à un lieu métaphorique : Cythère. C’est dire qu’il faut partir. Le bonheur n’est pas un dû, ici et maintenant. S’il est ici et maintenant, c’est le bonheur des pharmaciens, le Prozac. Mais quand l’effet se dissipe, ce bonheur-là disparaît. Il faut tenter une aventure pour le rencontrer. Mettre les voiles.
Propos recueillis par CLAUDE WEILL
(1) « Un merveilleux malheur » et « les Vilains Petits Canards », par Boris Cyrulnik (Odile Jacob, 1999 et 2000).
(2) « L’Euphorie perpétuelle », par Pascal Bruckner (Grasset, 2000).
(3) « L’Art du bonheur », par le dalaï-lama (Robert Laffont, 1999).
Boris Cyrulnik, 64 ans, est neurologue, psychiatre et éthologue. Auteur de «Sous le signe du lien» (Hachette, 1989), «les Nourritures affectives» (Odile Jacob, 1993) et «l’Ensorcellement du monde» (Odile Jacob, 1997), il est connu pour ses travaux sur les interactions affectives, les comportements humains et animaux (l’éthologie) et la «résilience»: la «réparation» des grands blessés de l’existence (orphelins, enfants maltraités, etc.).
Il en est lui-même un bon exemple: alors qu’il a 5 ans, ses parents sont déportés à Auschwitz. Arrêté un peu plus tard, il réussit à s’évader. Il est recueilli par l’Assistance publique et placé à la campagne, comme valet de ferme, jusqu’à l’âge de 11 ans, avant de trouver de vraies familles d’accueil. C’est peut-être cette histoire qui fait de Boris Cyrulnik le plus humain de nos penseurs du vivant: un antimandarin. Il vit à La Seyne-sur-Mer (Var), où il a pris une part active à la mobilisation citoyenne contre le Front national, après l’élection de Jean-Marie Le Chevallier à la mairie de Toulon.