A. Le contexte sociologique
Je reprends ici une idée que des sociologues nous proposent pour nous expliquer l’époque dans laquelle nous vivons. Je crois qu’il est bon de s’inscrire dans un « ici et un maintenant » bien clair et donc de préciser que nous nous limiterons à notre contexte tout à fait particulier d’Occidentaux.
C’est la première fois peut-être depuis que le monde est monde que nous connaissons un tel contexte. Je ne parle pas seulement du progrès social ou économique, mais d’un contexte relationnel. Or ce contexte relationnel a changé et, comme une vague, n’a pas fini de tout emporter et tout bouleverser, et tout remettre en place. Depuis quelques dizaines d’années, notre société occidentale a connu un bouleversement extraordinaire qui a un rapport direct avec le conflit, avec notre façon de vivre ensemble.
Ce contexte sociologique découle des progrès réalisés dans le domaine de la médecine, qui a permis un allongement extraordinaire de la durée de la vie.
Pendant des siècles, nous disent les sociologues, la société et tous les groupes qui la composent, parmi lesquels l’Église, la famille, le couple, l’entreprise, étaient construits autour du projet de transmettre le patrimoine (biologique, matériel, culturel, spirituel, symbolique) à la génération qui venait derrière, qui était très proche et allait prendre la relève de façon très rapide.
Il fallait transmettre sans attendre à la génération montante ce qu’on avait reçu de la génération précédente. Et cela pendant des millénaires, depuis la Création jusqu’à nous aujourd’hui. Cette nécessité absolue de la transmission du patrimoine à la génération suivante tenait essentiellement à un fait qu’il fallait impérativement pallier, et ce fait était la précarité de la vie.
On a oublié aujourd’hui ce qu’était la vie de nos grands-mères, et même de nos parents, pour les plus âgés parmi nous. La vie était précaire, fragile. En d’autres termes, la mort était présente à tout moment. « Elle était au centre de la vie comme le cimetière était au centre du village. » Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est-à-dire les générations qui se superposent, est tout à fait nouveau.
Il y a toujours eu des personnes âgées mais, dans une fête de famille, on les mettait au bout de la table. Il y avait un grand-père ou deux qui survivaient encore. Quant à tous les autres, ils représentaient surtout la génération montante. Mais si vous allez à une fête de famille aujourd’hui, vous constatez que c’est de plus en plus le contraire. Vous avez des jeunes grands-pères, des jeunes grands-mères, et quelques enfants au bout de la table. La parentèle est essentiellement faite d’oncles, de tantes et de personnes âgées, et c’est les enfants qui sont la partie réduite. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir dans la même maison de retraite la mère et la fille.
Le maître-mot de tout cela, qui a marqué durant des âges l’inconscient collectif dans ce qu’il a de plus profond, c’est la notion qu’il fallait transmettre, que c’était un devoir, sinon jamais la société n’aurait pu perdurer. Dès lors, penser au bonheur personnel, penser « individu », était inimaginable. Pour les femmes par exemple, les maternités succédaient aux maternités sans parler des morts qu’il y avait pendant l’accouchement. C’était fréquent : un enfant sur deux mourait avant l’âge de vingt et un ans, et si la mort d’un enfant était toujours douloureuse, c’était un peu la fatalité. Alors qu’aujourd’hui la mort d’un enfant, c’est non seulement douloureux, mais c’est un drame, c’est devenu inacceptable.
Je vous donnerai deux chiffres. Ils sont français. En 1920, nos grands-mères avaient, au moment de leur mariage, une espérance moyenne de vie de couple d’à peu près treize ans. Pendant ce temps-là il fallait faire les enfants, et transmettre le patrimoine. La même personne qui se marierait aujourd’hui a une espérance de vie de couple de quarante-cinq ans. Uniquement à cause de ce progrès de la médecine qui nous a permis d’éloigner la mort de nous. Elle n’est plus une réalité qu’on prend en compte dans la vie maintenant. En Europe, nous gagnons un trimestre de vie chaque année. On comprend que cela pose quelques petits problèmes aux caisses de retraite…
Le second chiffre, c’est celui des centenaires. Il y en avait trois en France en 1920. Aujourd’hui on en compte à peu près cinq mille. Ce n’est rien, puisqu’on pense que vers les années 2040-2050, on en aura à peu près 250 000 ! Bien sûr, ce sont des projections. Mais il n’y a aucune raison qu’elles ne se vérifient pas. On comprend l’affolement des démographes ! L’échelle des âges va être complètement perturbée.
D’un autre côté, si on fait la moyenne de la vie d’un couple, réelle et non pas potentielle, elle est de treize ans. On retrouve à peu près la même longueur moyenne de vie d’un couple. D’une certaine manière, ce qui était réglé par la mort est réglé par le divorce aujourd’hui !
Naissance et mort, pendant des millénaires – et les millénaires, ça marque l’inconscient collectif – ont réglé la courbe de la population et le type de relation dans les groupes humains. On vivait donc avec cette pensée omniprésente : la précarité de la vie.
L’évidence de la mort toujours possible et la fragilité de l’existence faisaient que l’individu devait s’effacer au profit du groupe. C’était la loi de base. Si cette loi-là n’avait pas été appliquée, le groupe humain n’aurait pas pu perdurer. La loi naturelle et la loi de l’individu ne pouvaient pas être conciliées, comme aujourd’hui. Selon Margaret Mead, l’idée d’autonomie, de bonheur personnel, était barrée jusque dans l’imaginaire collectif. Deux mots, dit René Girard, résumaient cette époque : survivre et transmettre. Et même parfois : survivre pour transmettre.
Mais pour que la mort, menaçante, soit acceptée et que chacun accepte son rôle, aussi rétréci soit-il, il fallait que la religion (je prends ici la religion au sens large) donne une signification à la fois à la mort et au peu de temps que l’on passait sur terre. Elle avait donc le pouvoir de donner aux gens qu’elle encadrait leur identité, pour ici et pour l’au-delà. Il était dès lors normal de mourir pour sa patrie, puisque la religion vous assurait que de toute façon ce n’était pas une mauvaise chose.
« Ce qui était, dit Foucault, du domaine du nécessaire – vivre dans un devoir de transmission et de survie – devenait du domaine du sacré. La religion élevait le nécessaire au rang du devoir et le devoir au rang de l’identité. » Ainsi une bonne mère de famille qui élevait bien ses enfants, un bon père de famille qui éduquait bien ses enfants et leur assurait le pain quotidien, trouvaient et devaient trouver, avec l’aide de l’Église, leur identité dans ce devoir accompli.
Autrement dit c’était le groupe qui dictait à l’individu qui il était dans son propre sein. Cela faisait l’économie de beaucoup de problèmes philosophiques par rapport à toutes les questions qu’on se pose aujourd’hui. Mais tout était raisonné – vous l’avez compris – autour de l’idée du devoir. C’est pourquoi, au moment où il va être question des conflits, si on oublie cela on risque d’oublier quelque chose d’important. J’ai parlé des devoirs de la mère, des devoirs du père. On pourrait parler des devoirs des enfants. L’éducation était basée uniquement là-dessus, le devoir des enfants, le devoir d’en faire de bons citoyens, d’en faire de bons gestionnaires, et ainsi de suite. Il y avait même – écoutez bien – le devoir conjugal. C’est vous dire la joie qu’on devait y trouver. Luther disait : « Deux fois par semaine, ça ne fait du mal à personne. » Moi je voudrais voir aujourd’hui l’Église qui parlerait en ces termes du devoir conjugal ! Quoique…
Chacun était enfermé dans son rôle, dans son devoir. D’une certaine manière, cela simplifiait les relations. On n’avait pas le loisir – il était même interdit – d’avoir un conflit. Être en conflit avec l’autorité, c’était être en conflit avec Dieu, donc avec ce qu’il y a de plus sacré. Il est intéressant à cet égard de voir, par exemple, l’évolution du code pénal dans nos pays. Les crimes qui étaient punis il y a cent cinquante ou deux cents ans ne sont plus les crimes punis aujourd’hui. C’étaient les crimes mettant en cause le sacré. L’homicide était carrément permis, mais dire des paroles impies par rapport aux choses sacrées était puni de mort. On constate l’évolution au travers du code pénal. Aujourd’hui vous pouvez dire ce que vous voulez, on ne vous mettra pas en prison parce que vous n’êtes pas chrétien.
Chacun enfermé dans son devoir, dans son rôle : cela simplifiait les relations, cela donnait une identité. Le devoir était sacralisé. Dans un tel contexte, on comprend l’idée de toute-puissance de l’Église. Elle détenait tous les pouvoirs. En détenant l’idée de mort, l’idée de vie, l’idée de devoir, l’idée d’identité, en punissant, en récompensant, en déculpabilisant, en promettant : elle avait tous les pouvoirs. Le devoir élevé au niveau de la vertu. Le sentiment était contrôlé par l’institution.
La passion amoureuse, par exemple, devait être réglée par la société. Il était impensable que chacun fasse sa petite vie à lui comme il lui plaisait. Il y avait bien quelques originaux, quelques poètes ici ou là. Mais tout le monde les prenait pour ce qu’ils étaient : des gens pas très sérieux. Nietzsche disait, il n’y pas si longtemps de cela : « Faire exception passe pour un acte coupable. » Le système, pour fonctionner, avait besoin de faire l’économie de l’affectif, en grande partie.
Tout change du moment que la vie s’allonge. Chacun peut penser à soi sans mettre en cause le groupe. Pour ma part, mes enfants sont partis de la maison, et j’ai encore une trentaine d’années à vivre. Qu’est-ce que je vais en faire ? Vivre pour moi ? Ce n’est pas un hasard si la majorité des gens qui consultent un psy ont entre quarante-cinq et cinquante-cinq ans.
Nous fonctionnons donc sur un tout autre schéma que nos prédécesseurs. Ce n’est plus du tout le schéma du devoir, mais le schéma du droit. Le bonheur de l’individu n’est plus incompatible avec la survie du groupe.
On pourrait dire beaucoup de choses à ce propos. Peut-être l’homme a-t-il inventé le groupe pour assurer sa survie. Et si maintenant il n’y a plus de problème de survie, il n’y a plus besoin non plus de groupe. Ce qui expliquerait que tous les groupes soient plus ou moins en explosion, et qu’il y ait beaucoup de méfiance à l’idée d’adhérer à un groupe quel qu’il soit, familial, conjugal, ecclésial ou autre. Mais peut-être est-ce aller un peu loin.
Il n’y plus de modèle proposé par l’institution puisque, si on parle de droit, on parle d’individu, on parle de Sujet. Il y a de multiples façons de penser sa vie aujourd’hui, de penser son couple, son Église, sa relation. Il n’y a plus un modèle qui s’appliquerait à tout le monde. Mais il y a des droits que j’entends faire respecter, dans lesquels je veux entrer.
On pourrait faire une liste très longue de droits et en ajouter tous les jours quelques-uns : le droit d’être épanoui, le droit à l’éducation, à être pris en compte, à ma sécurité, le droit de l’enfant, à avoir des enfants, le droit au bonheur, à l’amour, à la liberté, à l’épanouissement, aux loisirs, à l’éducation, à la différence, au respect… Tous les jours on peut ajouter un nouveau droit. Et c’est très bien comme cela : on a droit. C’est notre droit d’avoir droit !
Le problème que cela pose dans les relations – et ne croyez pas que j’aie envie de vous ramener dans le devoir en disant cela, pas du tout – c’est qu’avec le droit, je vais avoir de nouveaux problèmes à gérer que je n’avais pas avec le devoir, et je n’ai pas été préparé à les affronter. Et c’est particulièrement dans ces domaines-là qu’apparaît le conflit.
Les relations, dans l’ancien temps, ne devaient pas être si brillantes que cela. On s’en rend compte en lisant des auteurs comme Mauriac, Bazin ou Gide… Ils ne sont pourtant pas si éloignés de nous. Mais pour qu’ils aient écrit ce qu’ils ont écrit sur la famille, c’est que le système « devoir » ne devait pas être aussi réussi qu’on veut nous le faire croire aujourd’hui. C’est Lévi-Strauss, qui dit de cette époque pour la résumer : « Le destin menait la danse et c’était souvent une danse macabre. »
Nous sommes entre deux chaises. D’un côté nous savons bien qu’il est impossible et impensable de revenir à la notion du devoir, pour les raisons qu’on a dites un peu rapidement. D’un autre côté, nous sommes assis sur la chaise du droit et nous sentons bien que c’est là que se trouve notre avenir. Mais en même temps notre inconscient collectif (et l’inconscient collectif ne se change pas en cinq minutes, il faut plusieurs générations pour cela) fait que nous avons parfois comme des regrets : « Ah ! le bon vieux temps où les enfants obéissaient, les maîtres parlaient, les pasteurs prêchaient, tout le monde marchait bien droit. »
Eh bien, aujourd’hui, quand je vais à l’église, franchement, j’ai droit à une bonne louange, à une bonne prédication, à une relation gratifiante, et j’ai le droit de ne rien mettre dans la collecte si j’ai envie.
Voici ce que dit le sociologue Alain Touraine : « L’essentiel est que votre vie soit vraiment votre existence aujourd’hui. J’ai la conviction qu’il n’y a pas d’autre mouvement social pensable aujourd’hui que centré sur la défense du Sujet. Etre Sujet signifie avoir la volonté d’être acteur, c’est-à-dire de modifier son environnement plutôt que d’être déterminé par lui. » Et moi en tant que chrétien, j’approuve ce propos. Ce qui est en cause c’est bien l’individuation, la volonté de ne pas être un pion dans le système. Autrement dit, nous sommes entrés dans l’époque du Sujet. On comprend la crise d’identité que cela va nous poser, et les conflits que cela nous amène.
Une crise d’identité. On le sent bien, et on l’entend tous les jours, à l’échelle de la société comme de l’individu : nous sommes en quête d’identité. Donc en quête de rencontrer le Sujet que je suis. Or quand on parle du Sujet et de la quête d’identité du Sujet, on comprend que le conflit va apparaître. Il est impossible de devenir soi-même sans rencontrer le conflit.
Je vais rencontrer des conflits de toute sorte. Mon identité personnelle ne peut plus aujourd’hui être puisée à une seule source, à une seule racine. Dans cette nouvelle relation de droit, avec tout ce que cela a amené, il faut aujourd’hui parler d’identification plus que d’identité. Pour construire mon identité, je vais devoir m’identifier à plusieurs tribus. L’avenir sans doute est au métissage, donc au conflit, bien géré. Dans l’exposé précédent, j’ai dit que si le siècle n’était pas fraternel il serait fratricide. Il n’est plus possible d’avoir ses racines dans un petit bout de terre seulement. Je voyage trop. Il y a trop d’informations qui m’arrivent du monde entier. Je suis devenu un nomade sur la terre.
Et mon identité va devoir puiser ses racines dans tous ces lieux où le progrès moderne me permet d’être nomade. Donc l’identité va être plurielle plutôt que liée à un lieu, un moment, un endroit ou un groupe, comme c’était le cas au temps du devoir. Le temps du droit m’oblige à faire ce travail. Quand Dieu met en marche Abraham, celui-ci a un sérieux conflit avec lui-même. Qu’est-ce que Dieu lui demande de quitter ? Son pays, sa patrie, sa famille. Trois lieux où jusqu’alors on construisait fortement l’identité. Pour devenir un étranger, un métis, lui aussi.
Le conflit, dans ce travail-là, devient essentiel. Rencontrer l’autre c’est le rencontrer dans un conflit. Il est évident que ce nouveau mode de fonctionnement est porteur de nombreuses attentes et en même temps de nombreuses peurs. On se trouve comme devant un pays nouveau qu’on n’a jamais exploré. On ne sait pas ce qu’il y a au bout, mais on sait qu’on va le traverser. D’où des attentes nouvelles et des peurs, tant au niveau personnel que collectif. Est-ce qu’on ne va pas se perdre ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux rester en deçà de la barrière, éviter de la franchir ? Mais c’est impossible.
Nouvelles peurs, nouvelles attentes, nouvelles frustrations… Et qui dit nouvelles frustrations suppose plus ou moins nouveaux conflits. Aucun d’entre nous aujourd’hui, avec tout ce qu’il a le droit d’être ou de faire, ne voit tous ses désirs satisfaits. Il va rencontrer automatiquement la frustration. Elle vient des droits que les autres mettent en travers de mes désirs, leurs droits à eux. Dans le système du devoir, c’était facile. Le conjoint, les enfants, le patron, l’employé, le citoyen, tous m’aidaient plus ou moins objectivement à remplir mon identité, à devenir bon parent, bon père, bonne mère, bon citoyen. Ils étaient là objectivement même pour m’y aider.
Dans le système du droit, qui met une limite à mes droits ? C’est mon voisin le plus proche, c’est-à-dire mon conjoint, mes enfants. Qui m’empêche de sortir ce soir ? Mes enfants, celui ou celle qui est à côté de moi. Ainsi mon proche devient celui que je vais rencontrer et qui va me créer des conflits, parce que je suis dans le système des droits, et parce que j’entends y rester. L’autre, le proche, devient celui qui met des limites et qui crée en moi le conflit.
Evelyne Sullerot, sociologue protestante, dit : Tout cela a amené le couple, les familles, les personnes, les groupes, à se tourner plus facilement vers les psychologues pour régler leurs problèmes que vers le pasteur ou le prêtre comme autrefois. Et c’est bien vrai. Le dernier endroit où j’irai aujourd’hui si j’ai un problème de couple, c’est dans une église. Il faut être honnête. Faites un sondage : si vous avez un problème de couple, où allez-vous ? Voir un psychologue, un conseiller conjugal, ou un pasteur ? Pourquoi ? Peut-être parce que les gens ont compris qu’on ne savait pas expliquer leurs frustrations et les aider à les surmonter.
Prenez le cinquième commandement : « Honore ton père et ta mère. » Voilà un commandement qui, du temps où l’on fonctionnait dans le système du devoir, était très pratique, formidable – pour peu qu’on le déforme un peu. Il suffisait de changer le verbe « honorer » par le verbe « vénérer » et de remplacer « père, mère » par « parents » pour que tout marche à l’envers. La Bible n’a jamais parlé de parents ici, mais de père et de mère. Donc deux individus totalement différents, avec une culture différente, un passé différent, une façon différente d’aborder les problèmes.
Alphonse Maillot, l’un des traducteurs de la TOB, explique le sens du verbe « honorer », en hébreu, et j’aime beaucoup son explication : le verbe « honorer » veut dire « donner du poids ». Là où les peuples anciens demandaient la vénération, Dieu emploie un verbe totalement différent et libérateur en employant le verbe honorer. Honorer ne veut pas dire vénérer, mais donner du poids, reconnaître le poids de quelqu’un. Honorer Dieu, c’est reconnaître le poids de Dieu dans ma vie. Honorer mon père et ma mère, c’est reconnaître le poids, en bien et en mal, en bon et en mauvais, qu’ils ont eu dans mon existence.
Et le texte ajoute : alors, tu auras des jours heureux sur la terre. Si tu es capable de regarder ton père et ta mère et d’entrer en conflit avec eux, de peser le bien et le mal que tu as reçus d’eux, le reconnaître, en tirer les conséquences et t’en libérer, alors tu as une chance d’avoir des jours heureux. Mais si je prends le verbe honorer dans le sens de vénérer, cette histoire devient magique. On est dans ce qu’on appelle le complexe de Noé – c’est-à-dire qu’on a peur de découvrir que nos parents étaient nus. Psychologiquement parlant, bien sûr. Et quelque part, les parents qui enseignaient à leurs enfants cette vénération de la génération passée, se protégeaient eux aussi de toute critique de la génération qui montait. C’est facile, ce genre d’éducation !
Aujourd’hui, je laisse le droit à mes enfants de m’honorer, de regarder ce qu’il y avait de bien et de moins bien. Aujourd’hui, les hommes et les femmes qui ne font pas ce travail-là diminuent leurs chances d’avoir des jours heureux devant eux.
Voilà un exemple de changement, où nous sommes passés d’une relation de devoir à une relation de droit. Et bien sûr – vous l’avez compris – cette relation est profondément conflictuelle. Le temps où je vis est propice au conflit. Là où précédemment il était diabolisé, il est aujourd’hui nécessaire. Il est même à revendiquer. Le temps n’est plus à l’affirmation d’une vérité comme étant suffisante pour que les gens marchent au même pas. Les gens ont la liberté aujourd’hui de choisir ce qu’ils ont envie d’entendre. Ce n’est pas pour rien que nous qualifions notre société de post-moderne et de post-chrétienne.
Post-moderne parce que nous savons, depuis après la guerre, que la raison ne peut pas répondre aujourd’hui à tous nos défis. Personne ne peut prétendre que les solutions seront trouvées dans l’intelligence seule de l’homme et du monde. Il s’agit d’un pessimisme réel, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune réponse universelle aux problèmes de l’homme aujourd’hui. Prétendre qu’il y ait une vérité valable pour tous les hommes, une vérité universelle, c’est déjà être suspect. C’est pour cela qu’on entre dans la multi-culture, où le Sujet « je » remplace le « nous ».
Post-chrétienne parce que l’on refuse à la chrétienté la prétention que l’Évangile donne l’interprétation de l’histoire du monde et de mon histoire personnelle. Affirmer que l’Évangile est bon pour tout le monde, partout, tout le temps, eh ! bien, c’est déjà être sectaire.
C’est là où nous en sommes aujourd’hui. Il nous faut travailler à partir de là, et non pas rêver. Bien sûr que c’est conflictuel ! Quand on avait une idéologie européenne, la vie était facile. Aujourd’hui c’est plus difficile, parce qu’il n’y a plus cette idéologie reconnue par tout le monde.
Dès lors nous pouvons décider, comme jamais auparavant. Nous sommes libres comme on ne l’a peut-être jamais été. Mais en même temps, nous sommes emprisonnés dans notre liberté. Jean-Claude Guillebaud, le journaliste, a dit : On est passé de la dictature du « nous » à la dictature du « tu ». Dans le devoir, c’est le « nous » qui me disait qui j’étais. Maintenant, c’est le « tu » de l’autre. Et bien sûr que je suis un peu l’esclave du « tu », de l’autre. Et c’est avec ce « tu » maintenant que je vais entrer en conflit. Ce n’est plus seulement avec le « nous ».
Mon histoire, c’est un peu comme une machine à calculer. C’est Pascal qui l’a mise au point. Les premières machines à calculer étaient en bois, elles ne tombaient pas souvent en panne, il n’y avait pas de bogue. Cela marchait tout seul. Mais ce n’était pas très performant. Aujourd’hui les ordinateurs sont beaucoup plus complexes et plus performants, mais aussi plus fragiles. Ces trois aspects sont rarement dissociables : plus complexes, plus fragiles, plus performants. Il me semble que nos relations humaines, parce que le conflit y est entré, sont plus complexes ; parce qu’il y a le conflit, elles sont plus fragiles ; et parce qu’il y a le conflit, elles sont plus performantes aussi. Et on peut difficilement dissocier tout cela.
Le premier résultat de ces trente dernières années nous montre un individu ayant une fâcheuse tendance à mal gérer ses conflits. On est des apprentis, on découvre, on invente. On est la première génération qui n’est pas obligée de reproduire ce qu’elle a vu, qui peut inventer les choses. La première génération se montrera plutôt individualiste. C’est à nous peut-être de les ramener à la bonne gérance des conflits.
Un autre point qui caractérise notre époque c’est le nomadisme. Par le fait qu’on peut s’évader facilement, soit physiquement, soit par Internet, soit par l’image. Quand j’ai un problème, il m’est plus facile de m’évader que de rester confronté à mon problème, et de gérer mes conflits avec les autres.
Un autre aspect encore, c’est la fin du patriarcat, qu’Élisabeth Badinter explique très bien. La fin de la suprématie de Monsieur. Nous nous sommes rendu compte que Madame est aussi intelligente que nous, qu’elle avait des droits comme nous, qu’elle avait une intelligence comme nous, qu’on devait la respecter comme nous, qu’elle avait droit à l’instruction comme nous. Savez-vous que, vers 1900, en France, on a inventé un baccalauréat pour les femmes, parce qu’on pensait qu’elles n’étaient pas capables de passer le baccalauréat des hommes. Ce n’est pas si vieux que cela…
Si je projette tout ce que je viens de dire (les relations droit-devoir) dans l’Église, on se rend compte qu’il y a là une grande source de conflits. Car je suis poussé par deux droits différents et contradictoires.
Par exemple, quand je viens à l’église, j’y viens pour adhérer à un groupe, et qui dit adhérer à un groupe dit automatiquement régresser. Régresser sur plusieurs points :
- Pour adhérer au groupe, je suis obligé de régresser au niveau du jugement, par exemple. Je me fie à d’autres pour savoir ce qui est bien, ce qui est mal dans le groupe.
- Je régresse au niveau du comportement aussi. Cela signifie que j’accepte d’avoir un comportement qu’on me dicte à un moment donné : Maintenant tout le monde se lève pour chanter, maintenant on s’assied pour prier. Maintenant tout le monde prend la communion. Je suis obligé de régresser dans bien des domaines de ce genre.
- Je régresse au niveau affectif également, et je me trouve en danger de dépendance.
Ainsi donc, pour adhérer au groupe, je dois accepter de régresser dans divers domaines qui me sont, ailleurs, très chers. Et en même temps si je régresse trop, je n’existe plus. Je dois me protéger dans cette régression nécessaire pour adhérer au groupe. Il faut donc que l’Église comprenne qu’elle doit mettre en place des structures qui permettent aux gens d’exprimer leur individualité, même dans la régression, sinon on s’expose à ce qu’éclate de temps en temps un grand conflit, où tout le monde va vouloir montrer qu’il existe en tant que Sujet.
Le prix à payer pour participer au groupe, c’est la régression. Mais en même temps, je ne peux pas aller trop loin dans la régression, sinon je me nie moi-même. Je tombe dans la fusion, dans la symbiose. Or dans la symbiose, je ne peux pas être Sujet. J’ai donc des conflits. Il faudrait dès lors organiser nos conflits, ce qui serait plus valable que de les laisser mûrir tout seuls, et à des moments peu propices.
Je crois que l’Église fondée sur la transmission des ordres cède la place à l’Église fondée sur l’adéquation des compétences. Elle n’est plus seulement le lieu où on transmet ; mais le lieu où les compétences sont mises ensemble.
Une image pour illustrer cela, c’est la comparaison entre les chimpanzés et les gorilles. Chez les gorilles, le groupe est centré autour du vieux mâle dominant qui conduit la tribu. Chez les chimpanzés, le groupe est à géométrie variable. N’importe quel chimpanzé peut avertir d’un danger, donner une initiative au groupe, qu’il soit jeune ou vieux, mâle ou femelle. Les gorilles sont en voie de disparition. Les chimpanzés se reproduisent à grande vitesse. Oserai-je dire qu’il nous faut passer d’une société de gorilles à une société de chimpanzés ?
Il est en tout cas certain que, quand les conflits sont mal gérés dans l’Église, les gens passent d’une relation de paroissiens à une relation de pèlerins. D’une relation de citoyens, à une relation de mitoyens.
Ce qui compte aujourd’hui c’est le lien, et ce lien vient de la bonne gestion des conflits. C’est le lien qui m’unit à l’autre, plus que le projet que j’ai avec lui. Dans la mesure où je suis capable de vivre ce lien, cet attachement-détachement sans qu’il soit pour moi traumatisant, une fusion/rupture qui me fait mal, je suis en bonne relation. Il est vrai que si je suis mitoyen, si je suis pèlerin, je ne prends pas trop de risques. Je viens, je regarde, je consomme, je m’en vais. Mais si on veut faire passer les gens du comportement de pèlerin à celui de paroissien, l’Église ne doit plus être centrée sur la transmission, mais sur l’adéquation des dons de chacun. Capable de nouer et de dénouer une relation. Ne plus être, comme on l’a dit précédemment, dans le tout ou rien de l’enfant.
Devant tout changement, la tentation première, c’est la régression ou l’agressivité : «Revenons au bon vieux temps !» Il est vrai qu’aujourd’hui, les intégrismes religieux n’ont jamais aussi bien fleuri. On les comprend : on les a dépouillés de tout, les pauvres ! On conçoit qu’ils aient envie, d’une certaine façon, de garder le pouvoir et de faire encore marcher tout le monde au pas, comme une armée. Mais cela, c’est fini. Si nous n’intégrons pas la notion de différence, nous n’avons aucune chance de subsister. L’avenir est au métissage, à la différence, il n’est pas à l’uniformité. L’Église qui ne le comprend pas est une Église qui se videra de ses paroissiens : ils deviendront des pèlerins ailleurs.