3. Dieu et le conflit
Dans la Bible, l’idée du conflit est présente et cela, chose surprenante, dès la première page. Dans l’Éden, le paradis terrestre, avant même qu’Adam et Ève aient provoqué la Chute, le conflit est présent, particulièrement par la présence de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, et de l’interdiction de Dieu « vous n’en mangerez pas ». Le conflit n’a pas été le produit de la chute, pas plus que l’amour du reste, puisqu’ils appartiennent l’un et l’autre à l’essence humaine elle-même. Amour et conflit sont déjà présents en Éden. Et de la façon dont Adam et Ève vont le gérer, ils en sortiront construits ou détruits. On connaît la suite de l’histoire, mais il faut remarquer qu’amour et conflit sont présents déjà à ce moment-là, en ce paradis où nous, avec notre imagerie d’Épinal, nous voudrions que tout soit soft, cool, ou fun (selon le mot que vous employez…) – mais le fait est que nous n’aimons pas entendre que le conflit était présent déjà au paradis. Il y avait déjà cette possibilité, cet affrontement possible. Et nous savons comment Ève et Adam ont géré leur conflit.
Mais regardons un petit peu plus loin dans la Bible, l’histoire de Babel. Là les hommes ont réussi, c’est formidable, à créer une société sans conflits. À un prix seulement, c’est qu’il n’y ait pas d’identité personnelle, pas de sentiments personnels, pas de pensées personnelles. Et à Babel, ils veulent se donner un nom, une cité, une tour, trois éléments symboliques de l’identité personnelle, sociale, spirituelle. On pourrait dire qu’ils se sont donnés une identité fusionnelle et un destin commun, ils ont construit une société organisée qui rende cela possible. À Babel, on est dans la ville du non-désir, du non-Sujet, du non-sentiment personnel, et il n’y a pas de conflit. Babel est la ville sans conflit.
Et qui vient mettre le conflit dans Babel ? Dieu. Dieu… et pourquoi ? Et comment ? Il met le conflit par le langage. Il n’est pas possible d’expliquer tout le problème du langage ici, mais c’est par le langage que nous nous construisons, que nous parvenons à avoir une pensée différente. Ces gens étaient structurés par le même langage et Dieu vient changer leur langage. Est-ce que Babel n’est pas aussi dans notre imaginaire collectif ? Notre idéal ne serait-il pas de retrouver Babel ? Un endroit sans conflits, sans problèmes, où tout le monde marcherait d’un même pas… Est-ce qu’on n’est pas déjà dans la mondialisation ? Est-ce qu’on n’est pas déjà dans la tentation sectaire d’exclure, comme disait Rousseau ?
Et Jésus dans l’Évangile ? Le prince de paix ! C’est un beau titre, que l’on voit volontiers comme l’idéal pacifiste. Or Jésus vit des conflits, par exemple avec ses parents à l’âge de douze ans. Pour entrer dans son désir à lui, dans son destin à lui, il fallait bien qu’il entre en conflit avec les projets parentaux. Sinon comment pouvait-il se construire lui-même ? Et quand il dit qu’il n’est pas venu apporter la paix, mais l’épée… qu’est-ce donc, si ce n’est pas conflictuel ? Quand il dit : que votre oui soit oui, et votre non, non, cela ne laisse pas beaucoup de place au compromis… Oui – oui, non – non. Quand il demande d’être froid ou bouillant, il ne laisse pas beaucoup de place pour le «ni pour, ni contre» et pour la neutralité.
L’évangile de Jean, qui est l’évangile le plus « spirituel », est construit autour des conflits que Jésus produit. Il vient, il parle, il agit, il crée un conflit, il observe comment les gens vont gérer le conflit qu’il a suscité. Dans Actes 6, où l’on trouve ce conflit modèle dont nous avons déjà parlé, Pierre ne reproche pas aux gens de l’église d’être en conflit. Il ne leur dit pas : « Mais c’est une honte ! vous la première Église, vous allez donner aux églises du monde entier un mauvais exemple, si au moins vous aviez un conflit de doctrine, ou sur la façon de diriger l’Église… mais non ! un conflit pour de la soupe… » Ils n’étaient pas spirituels à l’époque…
Le conflit nous introduit aussi dans une relation plus profonde à la vérité. Jacques Ellul, s’inspirant et s’éloignant des théologiens comme Kierkegaard et Barth, disait à juste titre que notre histoire se déroule entre une rupture passée et une réconciliation future. Et nous sommes dans la réalité de l’histoire voulue par Dieu, une histoire conflictuelle. Parce que nous nous situons entre ces deux réalités, entre une rupture et une réconciliation, nous sommes obligatoirement dans une histoire conflictuelle. Et ce sont ces conflits dans cette histoire qui sont les porteurs de la révélation et du progrès. Tout est paradoxal.
Nous sommes placés devant deux vérités apparemment contradictoires, devant une vérité à deux faces. Et même plus qu’apparemment : réellement. Par exemple, nous sommes fondamentalement des êtres sociaux et fondamentalement aussi des êtres personnels qui veulent vivre pour eux. Eh bien ! de la gestion de ces deux « vérités » qui ne peuvent coexister vont surgir mille conflits… je veux participer au groupe, mais en même temps je veux rester moi-même… c’est inconciliable ! et c’est conflictuel.
Lorsque je réfléchis à la place de la prière et celle de l’action dans ma vie, cela me mène aussi à des données contradictoires, conflictuelles. Tout au long de la Bible et de ma vie, je suis pris entre deux vérités contradictoires. Et ma tentation est bien sûr, pour être sécurisé, de fuir le conflit, de ne voir qu’une seule face de la vérité, de voir les choses sous un seul angle, sans tenir compte de l’autre.
Or la vérité est dans la tension entre ces deux aspects contradictoires. C’est un peu comme l’arc du soudeur, il ne faut pas être trop près sinon l’éclair ne se fait pas, et pas trop loin non plus. Entre deux pôles, dans tous les domaines, c’est ainsi que ça fonctionne. Les deux pôles doivent être assez près, et pas trop loin. Et dans ma vie je suis perpétuellement en tension, en conflit, entre deux pôles, dans tous les domaines ? Quand cette tension-là est à bonne distance, quand le conflit est à la bonne distance, alors l’éclair se produit.
Je dirais ici que le conflit m’amène à être dans une vérité existentielle plus qu’essentielle. Martin Buber, un philosophe juif, disait que le « je » advient par la grâce du « toi ». Dans ce rapport à toi, dans ce conflit à toi, je me construis. Ni trop près, ni trop loin.
Le conflit réveille nos souffrances. Quand je me retrouve en conflit, la souffrance du Sujet que je suis, est réveillée. Toutes mes souffrances, conscientes ou inconscientes (très souvent inconscientes) se réveillent. Cela signifie que lorsque je rencontre l’autre dans un conflit et que ça réveille en moi des souffrances plus ou moins bien gérées, je suis tenté de fuir l’autre, et bien sûr il y a mille façons de le fuir pour ne pas rencontrer ma propre souffrance dans le rapport à l’autre ou à la vérité.
Mille façons… cela va de la spiritualisation du conflit jusqu’à la drogue, et même au suicide – cela arrive parfois. Je vais manipuler l’autre, ou manipuler les circonstances, manipuler les textes, ou alors attaquer, rendre l’autre responsable, rendre les autres responsables, les autorités, par exemple, et ainsi de suite… C’est pour cela qu’il est bien souvent difficile de sortir des conflits.
Souvent, nous ne savons pas gérer nos conflits, à cause des blessures qu’ils nous ont occasionnées dans le passé, dans l’enfance, alors nous nous en méfions. Nous abordons les problèmes de loin et essayons de les contourner pour ne pas les rencontrer. Pour les contourner, nous nous refermons. Devant le conflit, souvent le chrétien se ferme sur une souffrance dont il n’a parfois pas conscience, et même se renferme – là aussi, j’ai envie d’écrire le mot en deux parties, il se rend ferme.
Il essaie de trouver un justificatif pour s’enfermer. Il se sclérose en lui-même et dans sa relation. Son problème est de gérer sa souffrance, peut-être sa culpabilité. Et là, une solution magique, c’est de spiritualiser négativement ses conflits. Quand on spiritualise un conflit, quand on le place dans le champ du spirituel, il n’y a plus de solution positive possible. Je ne dis pas cela à propos d’un péché, vous faites bien la différence entre le conflit et le péché, j’espère. En tout cas, du moment où on entre dans le champ spirituel, où on spiritualise le problème, il n’y a plus de solution valable et cela c’est terrible. Nous avons une forte propension à faire passer ce qui est du champ du psychologique, du champ du relationnel, du développement de la personne, au champ du spirituel, afin d’évacuer notre problème.
Un dernier point : il faudrait aussi veiller à ne pas confondre deux choses, unité de l’esprit et unité de la foi. Il est vrai que les mots se ressemblent, mais ce n’est pourtant pas pareil.
L’unité de l’esprit, c’est ce lien spirituel qui nous unit du moment que nous sommes chrétiens. Même si je ne sais pas communiquer, même si je ne sais pas entrer en relation avec l’autre, et que je suis très différent de lui culturellement, par exemple, il y a quand même quelque chose qui m’unit à un chrétien. L’unité de l’esprit, elle ne se construit pas, elle ne se décrète pas, elle est. Baptisés dans le même Esprit. C’est un lien spirituel, j’allais dire génétique, qui unit tous les chrétiens.
Et puis, et c’est alors tout à fait différent, il y a l’unité de la foi, de la confiance. Celle-là, elle est de l’ordre du relationnel, et elle est à construire. Il ne m’a jamais été demandé d’être en unité de foi avec tout le monde. Il y a des gens avec qui je peux travailler, je suis dans l’unité de l’esprit et de la foi. Et d’autres avec qui je ne peux pas travailler, car, bien que je sois dans l’unité de l’esprit, je ne suis pas dans l’unité de la foi, et je ne m’en culpabilise pas, je ne diabolise pas. Il importe de ne pas confondre les deux : l’unité de la foi, qui est à construire, et l’unité de l’esprit, donnée par Dieu à chacun de ses enfants.
Dans le groupe, le conflit permet quelque chose de très important, ce qu’on appelle la différenciation, c’est-à-dire l’émergence de différences. C’est le conflit qui permet que les différences se montrent, et que nous soyons nous-mêmes, même dans le groupe. Des différences de tempérament par exemple (je ne parle pas ici du mauvais caractère…), des différences de besoins. C’est le conflit qui permet à ces différences d’apparaître. On n’a pas tous les mêmes besoins au même moment, ni dans un couple, ni dans un groupe, même si nous nous rencontrons tous au même moment pour faire la même chose.
Rappelons-nous que ces différences reconnues par le conflit brisent plusieurs choses. D’abord, elles brisent l’uniformité imposée par les plus forts, par ceux qui ont le pouvoir, ou qui font du pouvoir leur raison d’être. Vous savez tous que dans les dictatures, il n’y a pas beaucoup de conflits. Les différences brisent aussi le conformisme des plus faibles – j’entends par là ceux qui acceptent la fatalité de la soumission comme vertu. Et j’irai plus loin : qui arrivent à canoniser leurs pathologies. Les différences brisent enfin les idéologies des utopistes qui voudraient soit nous imposer ou nous faire mimer leurs comportements, parce qu’ils confondent la vie de l’esprit et leur désir de puissance. Mais surtout le conflit dans le groupe nous permet d’éviter de vivre avec un « comme si », ce qui est la chose la plus dangereuse. On vit comme si on s’aimait, comme si on était d’accord, comme si on était déjà presque parfait, puisqu’on n’a plus de conflit, comme si on n’avait qu’une même pensée, comme si on était déjà un peu dans le Royaume.
Alors à vouloir vivre sans conflit, on risque fort de passer à côté de son frère, à côté de soi-même, à côté de Dieu.