1. Rôle, importance et nature du conflit

Jacques Ellul disait qu’il faut penser globalement, et agir localement. C’est-à-dire qu’il faut se donner les moyens de raisonner globalement, afin que chacun puisse agir localement, pour lui personnellement, et voir comment il va intégrer les choses. Lorsque nous parlons d’un thème comme les conflits, il est très important de ne pas faire l’inverse comme on le voit trop souvent. En d’autres termes de partir de son expérience locale, particulière, et de globaliser sa théorie pour l’appliquer à tout le monde. On est alors déjà dans l’erreur, et pour le moins la démarche n’est pas scientifique. Pour ma part, j’aime rester assez près de la phrase d’Ellul, et je vais penser globalement, et ce sera à vous de faire l’effort d’agir localement.

Qui n’a pas rêvé d’une vie sans conflits ? On verra dans notre deuxième article d’où vient ce rêve, d’où vient cet imaginaire, et les problèmes que cela nous pose. Il semble que nous aimerions ne pas rencontrer de conflits, au moins dans les domaines où nous nous investissons sur le plan affectif. C’est-à-dire la famille, le couple, l’Église, les amis. Nous sommes bien sûr moins touchés par les conflits dans les domaines où nous nous investissons peu affectivement. Ma réflexion sur les conflits se place, pour bien définir les choses, en amont de ce qu’on appelle normalement le conflit. C’est-à-dire avant que le désaccord devienne une guerre plus ou moins ouverte. Avant qu’il devienne un drame relationnel. Donc en amont des conséquences, des déchirures, de la guerre et tout ce qu’elle engendre — que cette guerre soit conjugale ou relationnelle.

Précisons encore que je place le conflit au moment où apparaît la différence. Au moment où, dans la relation, émergent les tensions, autrement dit les conflits. Le mot conflit se situe à ce moment là. Par extension on l’a donné à ce qui se passe après, mais c’est une erreur. Après, c’est une façon de gérer le conflit. Le conflit, c’est ce moment où après une maturation plus ou moins consciente et plus ou moins longue, apparaît un problème dans le champ relationnel. Une division. Au moment donc où tout est encore possible à ceux qui sont des hommes de bonne volonté. Avant que le désir de puissance, les peurs, nos égoïsmes n’emportent nos relations dans l’affrontement, dans une relation dominée-dominante (gagnant-perdant).

Définissons mieux le conflit. Il faut d’abord essayer de dire ce qu’il n’est pas. La guerre n’est plus un conflit, c’est un conflit qui a dégénéré dans les solutions qu’on a trouvées pour le gérer, en entrant dans un rapport de violence. La rivalité, la compétition, la concurrence, tout cela ce ne sont pas des conflits dans le sens dont on l’emploie ici. La dispute, qui est peut-être une guerre plus rapprochée, fait déjà aussi partie des solutions.

La dialectique aussi, en tout cas comme la voyaient Marx et Engels, n’est pas dans le conflit, parce qu’elle prétend gérer les contradictions par l’intellectualisation des données contradictoires.

Le conflit c’est le heurt, le moment où des intérêts, des attentes, des besoins, se trouvent en opposition. C’est ce moment où surgit une incompréhension entre deux parties. Une loi du conflit, c’est qu’il est dual. C’est à dire qu’il ne peut exister qu’entre deux parties. Qu’elles soient plus ou moins grandes de part et d’autre n’a aucune importance, le conflit reste toujours dual. C’est une loi de base. Il n’y a pas de conflit à trois. Que ce soit au niveau international ou au niveau relationnel, familial ou autre, toujours le conflit est un problème dual. Et il est intéressant de voir comment les choses se manipulent pour arriver à cette loi-là. Le conflit, c’est donc ce heurt – sur toutes sortes de sujets différents – entre deux personnes, deux groupes de personnes, ou une personne et un groupe, ou encore deux familles, peu importe, la liste serait beaucoup trop longue.

C’est une opposition de positions. Et chacun sait que s’il y a des heurts, il y a des bons heurts (des bonheurs), et il y a des mal heurts (des malheurs). La Bible parle du conflit. Même si elle n’emploie pas le mot, il en est question, et cela touche à l’attitude des gens, aux conséquences plus qu’au sujet du conflit lui-même. Mais il est souvent question de conflits et de la façon de les gérer.

Je mettrai encore deux limites au mot conflit pour bien définir le champ du conflit tel que nous allons en parler. D’abord, quand un désaccord est-il assez important pour qu’on lui donne le nom de conflit ? Est-ce que se mettre en désaccord pour sortir les poubelles le soir est un conflit ? Est-ce que ça entre dans le champ de ce qu’on va dire ici ? A partir de quel moment, la mésentente, le petit problème devient-il un conflit réel ? Et ensuite, quand une tension, un désaccord (du moment qu’on a classé cette opposition dans la catégorie conflit) sortent-ils du champ du conflit pour entrer dans le champ de la guerre ?

Il faut donc placer ces deux limites. Quand un désaccord devient-il un vrai conflit ? Pour être bref, je dirai que la réponse est avant tout personnelle. C’est un peu comme la douleur : à partir de quand est-ce que je souffre ? Quand la douleur devient-elle souffrance ? La réponse, à mon sens, est ici liée au Sujet que je suis. Disons qu’il y a conflit quand une limite est passée par rapport à ce que je suis moi, à ce que je ressens. La situation d’opposition devient conflit quand je suis touché, agressé dans mon être intérieur. Je reviens aux poubelles qu’on doit sortir le soir : selon le vécu qui est le mien, le transfert que je mets sur cette histoire, la projection que je fais sur ce problème de poubelles, Eh bien ! cela peut être un conflit ou ne pas en être un. La définition est ici tout à fait subjective : suis-je touché dans mon noyau narcissique, suis-je touché dans mon Sujet ? Vous savez que les conflits les plus difficiles à gérer sont précisément ceux-là. Entre ceux qui pensent qu’ils sont touchés dans leur être intérieur et ceux qui disent à propos de la même question : « Mais non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas grave, tu n’es pas touché dans ton être intérieur. » De telles situations créent des conflits particulièrement difficiles à gérer.

En fait, personne ne peut décider pour un autre s’il y a ou s’il n’y a pas conflit. C’est moi en tant que Sujet qui sais si je suis en conflit ou pas, selon la souffrance que provoque en moi cette frustration, ce problème, cette tension.

La deuxième limite est la suivante : quand passe-t-on du conflit, de la petite dispute qui n’a pas de conséquence, au conflit ouvert et destructeur ? Ici on n’est plus dans le domaine du subjectif mais de l’objectif. Ce sont les méthodes que nous allons employer pour gérer nos conflits qui vont nous montrer si nous sommes déjà passés dans un rapport de force, et donc de guerre, ou si nous sommes encore dans un rapport de gestion du conflit positif.

Tout dépend donc des méthodes qu’on va employer. Seule une relation de coopération qui ne cherche ni un responsable, ni un coupable, ni une victime dans le conflit est une méthode permettant de gérer le conflit sans le faire entrer dans le champ de la guerre. Il faut sortir de l’approche qui nous a marqués pendant des millénaires et qui dit que dans un conflit, il y a toujours plus ou moins de tort ou de raison des deux côtés. L’art de négocier serait alors la manière de trouver, en écoutant chacun, quel serait des deux côtés la part de tort et la part de raison, en variant un petit peu comme le plateau d’une balance. Il importe de sortir de cette façon de fonctionner, qui est en elle-même conflictuelle et ne peut pas gérer un conflit positivement, mais est déjà une manière d’entrer dans la guerre. Il faut plutôt avoir ce qui s’appelle une approche latérale. Cette approche ne cherche pas à découvrir les torts et les raisons des deux parties, mais à découvrir les besoins, les désirs, les peurs de chaque partie, et à leur accorder le droit de les avoir.

Dans la Bible, au chapitre 6 du livre des Actes des Apôtres, nous voyons apparaître le premier conflit au sein de l’Église, et c’est l’apôtre Pierre qui doit le gérer. Il s’agit d’une affaire de soupe à partager entre différentes catégories de personnes dans l’Église, les veuves hellénistes et les veuves hébraïques. Et on constate précisément que Pierre n’a pas cherché à savoir qui avait tort et qui avait raison, qui était le plus chrétien ou le moins chrétien, qui avait le plus prié ou le moins prié. Ils ont évité d’entrer en guerre et peut-être dans ce sens là, ce conflit est un peu un modèle pour nous.

Ainsi le conflit, c’est la rencontre de deux parties, et suivant la façon dont on va gérer cette opposition, cela débouchera sur quelque chose de positif ou de négatif. Prenons une image toute simple : une bouteille d’essence. Chacun sait que l’essence c’est fait pour mettre dans le réservoir des voitures. Des ingénieurs ont conçu un moteur qui libère l’énergie qui est dans l’essence et fait avancer la voiture. Voilà l’exemple de ce qu’est la gestion positive : l’énergie, qui est dans la bouteille d’essence, est libérée progressivement pour faire avancer la voiture.

Si par contre je prends la bouteille d’essence et que je la jette sur la voiture pour la faire avancer, il y a peu de chance que ma voiture aille bien loin. Il y aura un beau feu d’artifice, mais il ne restera qu’une carcasse calcinée. Ainsi si nous mettons en place des méthodes de gestion de nos conflits, l’énergie libérée fera croître la relation positivement pour chacun.