2. Contextes sociologique, psychologique et structurel du conflit
Jacques Attali, dans son dernier livre, dit que le siècle dans lequel nous entrons sera le siècle des conflits. Il dit que si nous savons les gérer, nous parviendrons au 22ème siècle, sinon nous n’y arriverons pas. Attali conclut : notre siècle sera soit fraternel, soit fratricide.
Nous savons qu’à l’avenir, nous ne pourrons pas éviter la rencontre de la différence entre nous. Ce sera à nous de savoir si notre siècle, ou notre Église, ou notre famille, seront fraternels ou fratricides. C’est nous qui décidons, et personne d’autre, si le conflit sera bon ou mauvais, bénéfique ou non. Si nous allons nous construire ou nous détruire. Le conflit a ceci de particulier, c’est que sa gestion n’est jamais neutre : les deux parties en sortent soit gagnantes soit perdantes. Vous comprenez qu’il n’y a aucune possibilité pour que l’un gagne et que l’autre perde. Ou bien nous sommes tous gagnants, ou bien nous sommes tous perdants. Que le conflit soit familial, conjugal ou ecclésial, il est impossible que l’un gagne et que l’autre perde. Il faut le savoir, c’est une loi incontournable.
Gandhi, qui a été réécrit par Martin Luther King, disait : aussi sûr que l’arbre est dans la graine, aussi sûr, dans notre façon de gérer les conflits, la fin est dans les moyens que nous employons pour le faire. Si le conflit n’est pas une création moderne, s’il a toujours existé, il y a une nouveauté, et elle est double. D’abord le contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui et qui favorise le conflit. Puis les sciences humaines qui nous donnent des moyens pour les gérer. Le contexte et les sciences humaines font qu’aujourd’hui le conflit nous apparaît sous un jour tout à fait nouveau. Cela ouvre des perspectives optimistes pour les relations humaines.
Un des drames du conflit vient de ce que l’être humain est fondamentalement un individu social. Voilà deux mots qui ne vont pas ensemble. L’homme a une double aspiration : d’une part le besoin d’être en relation avec les autres, et d’autre part le désir d’être autonome. Être une personne indépendante va compliquer la relation à l’autre ou au groupe quel qu’il soit.
Si les psychologues ont bien démontré l’utilité des conflits dans le développement de la personne humaine tout au long de la vie, les sociologues se sont eux aussi penchés sur ce problème et ont démontré combien le conflit est utile, il est au cœur même de toute société libre.
Je me réfère ici à deux pères de la sociologie moderne, Max Weber et Emile Durkheim. Max Weber dit que tout rapport humain est porteur d’un double potentiel : l’amour et le conflit. Notre rêve, notre imaginaire, est que nous voudrions nous construire, nous rencontrer uniquement sur la base de l’amour, en oubliant souvent le conflit comme élément nécessaire à la relation. C’est un peu comme une barque avec une seule rame. Or nous savons qu’un groupe, un individu, ne peut avancer, se construire, qu’avec les deux rames de la même barque. Nous devons apprendre à aimer, et ça on en parle beaucoup. Et nous devons aussi apprendre à gérer nos conflits. Car naturellement, nous n’aimons pas bien. Il y a des quantités de gens qui aiment très mal, par exemple avec un amour très castrateur, et nous devons apprendre aussi à gérer nos conflits, et cela ne se fait pas spontanément. Nietzsche disait : la force est dans la méthode. Selon Durkheim, toute relation est, par son essence même, conflictuelle. Beaucoup plus près de nous, Alain Touraine, le grand sociologue français, dit à propos de notre époque qu’elle va être l’époque du Sujet, donc l’époque du conflit, car bien sûr les deux vont ensemble.
Beaucoup plus loin de nous, c’était dans l’antiquité, Héraclite, le père du conflit, a laissé la formule que vous connaissez : tout devient par discorde. C’est à lui qu’on doit la formule « polemos est le père de toutes choses » (polemos, en grec, c’est le conflit ; la polémologie, c’est la science du conflit).
Le conflit est donc porteur de changements, mais changement n’a jamais voulu dire automatiquement progrès. Il est évident qu’il y a des changements négatifs. En cela nous nous écartons de la pensée de Hegel ou de Marx, qui voyaient dans le conflit, par la synthèse entre la thèse et l’antithèse, un progrès. On sait ce que ça a donné dans l’histoire…