LE CONTENANT PSYCHIQUE
Selon Wilfred BION
La vie est mouvement perpétuel. A tout moment, il nous faut garder l’équilibre sur notre bateau, qui rencontre tantôt des tempêtes, tantôt de bons vents, tantôt le calme plat. Nous avons ainsi à « traiter » en permanence des énergies, de force variable, issues :
- du monde intérieur : pulsions, désirs, fantasmes, mots d’ordre, interdits, contradictions, émotions
- du monde extérieur : influences, manipulations, agression, intrusion, amour
(en fait les deux mondes sont en rapport étroit).
Pour gérer tout cela en permanence nous disposons d’un espace psychique interne dont la fonction est d’être un lieu de traitement, un sas, capable de recevoir d’un côté pulsions-émotions-fantasmes, de l’autre côté agression-influences-amour, et de leur donner une forme assimilable par l’ensemble de l’individualité. Un peu comme le système digestif qui transforme ce qu’il reçoit en éléments utiles pour le corps et qui sait rejeter aussi l’inutile.
Etre capable de bien « digérer » ce qui vient de notre inconscient et aussi ce qui vient du monde dans lequel nous vivons est en somme une bonne définition de l’équilibre personnel. Cet espace psychique de traitement garantira que rien ne nous intoxique trop ou ne nous déstabilise excessivement.
Par conséquent comprendre comment fonctionne ce « sac psychique », ce « contenant psychique » est de toute première importance, puisque cette compréhension permettra ensuite de savoir comment le restaurer si cela est nécessaire.
Voyons comment un très grand psychanalyste anglais, W. BION, a formalisé la théorie de la mise en place, dans la toute petite enfance, de ce contenant psychique qu’il appelle « appareil à penser ». (Didier ANZIEU, en France, a très bien prolongé ces idées en expliquant l’importance des membranes semi-poreuses qui permettent le bon fonctionnement de cette zone-sas qu’on appelle la psyché humaine).
1. Constitution de l’appareil à penser
Le psychisme du bébé n’est pas encore assez élaboré pour contenir et traiter les émotions et les sensations. Ainsi le bébé est-il submergé de vécus d’une violence extrême, que ça soit dans le domaine terrifiant ou dans le domaine extatique. Avoir faim c’est comme être véritablement dévoré par un loup qui vous arrache les entrailles, être rassasié c’est comme planer dans un espace de ravissement et de complétude, etc.
Ces « vivances émotionnelles » telles que les appelle BION (sensations, émotions,) n’ont pas de mots et de représentations pour les formaliser puisque l’infans ne dispose pas encore du langage. Ils traversent donc le bébé comme des vécus étranges et excessifs. BION a dénommé cela les « éléments β (bêta) » que l’on retrouve dans le vécu des adultes psychotiques qui se sentent entourés d’objets bizarres, traversés de choses innommables.
L’appareil à penser du bébé n’est pas une donnée innée ; il se constitue progressivement en s’appuyant sur l’appareil psychique de la mère et en intériorisant celui-ci, (rappelons que « mère » veut dire plus généralement « le parent qui s’occupe de l’enfant »).
La mère, pour aider l’enfant à se constituer un espace psychique fiable, doit disposer :
- de la capacité à s’identifier aux vécus de l’enfant (empathie, appelée en psychanalyse identification projective)
- d’un appareil psychique élaboré, capable de recevoir ces vécus, de les traiter, et de les rendre à l’enfant sous une forme « détoxiqué » (BION) et assimilable.
Prenons un exemple très simple. La mère est en train de donner le bain à son enfant. Celui-ci a l’air d’avoir peur, il écarte brusquement les bras, il plisse le front, il crie, etc. La mère lui dit, tout en le soutenant et en le trempant progressivement : « Mais non, mon petit ne t’inquiète pas, tu ne va pas te noyer, tu vas voir : l’eau est juste à la bonne température et maman te soutient bien ».
En faisant ceci la mère est en train de donner les premiers constituants de l’appareil psychique de son bébé. En effet que se passe-t-il :
A. Du côté de la mère
- elle récupère par empathie le vécu de son enfant (vécu innommable de l’ordre de la terreur)
- elle lui donne psychiquement une forme, un signifiant : « mon enfant a peur »
- elle lui rend ceci :
- détoxiqué : ça n’est pas un vécu innommable, ça s’appelle de la peur et ça n’est pas si terrible que ça
- formalisé et donc manipulable : tu as peur de te noyer, voilà l’image qui contient et représente ce que tu vis
- dans un contexte rassurant : je suis bien là et tu peux avoir confiance tu ne te noieras pas.
BION dit qu’elle a transformé les éléments béta de l’enfant en « éléments α (alpha) », c’est à dire en vécus délimités par une forme, une image, grâce à sa « capacité de rêverie » (capacité de se brancher sur les vécus de l’autre pour leur donner une forme, comme le rêve donne une forme à certains éléments inconscients).
B. Du côté de l’enfant
Des vécus à l’ampleur incontrôlable et qui n’ont ni mots ni forme (éléments β bêta) sont recueillies par la mère et lui reviennent contenus, formalisés, nommés, représentés, non inquiétants (éléments a alpha).
Peu à peu l’enfant, au fil des interactions, va se sentir sécurisé face à ses propres vécus corporels et émotionnels. Il va aussi peu à peu intérioriser le mécanisme lui-même, qui consiste à contenir les vivances émotionnelles excessives grâce au mot, à l’image, bref à la capacité de mettre en pensée tout cela.
2. Conséquences des déficits de l’appareil à penser
L’adulte doté d’un contenant psychique peut « faire avec » ses fantasmes, ses pulsions, ses émotions, ses opposés intérieurs sans passer à l’acte, sans non plus se sentir devenir fou, et sans somatiser. Inversement si l’appareil psychique n’arrive pas à contrôler les éléments β bêta, l’angoisse terrifiante qui en découle conduit à trouver d’urgence des solutions pour la supprimer, pour, même, ne pas avoir le temps de la sentir, si possible. Ces solutions sont le plus souvent :
- addiction : à une drogue, à des médicaments, à un travail forcené, etc. toutes choses destinées à colmater la brèche du contenant psychique par où risque de s’écouler l’équilibre de la personne (comme un sac qui se viderait)
- passage à l’acte (agression envers soi-même, envers l’autre, actes pervers, etc.) destinés à faire de l’autre ou de soi-même un objet, cet objet ayant pour but de servir de bouchon au trou psychique.
- somatisation : cette énergie « innommable » est drainée par le corps
- dépendance : l’autre est chargé de nous contrôler et de nous rassurer
- recherche d’une contention externe : un acte illégal, par exemple, dont la fonction est de se faire emprisonner ou interner en psychiatrie
et nous pourrions trouver encore de multiples conséquences pathologique liées au déficit du contenant psychique, de l’espace psychique interne de traitement.
Tout ceci nous laisse entrevoir l’enjeu capital qu’est l’instauration ou la restauration d’un appareil à penser qui puisse contenir et donner une forme aux vécus perturbants qui nous arrivent de l’intérieur et de l’extérieur. Et nous allons voir que les conseillers ont rapport avec cette question.
3. La restauration du contenant psychique par le conseiller
En effet quelles sont les conditions requises par l’entretien, et qu’est-ce qu’amène le processus d’entretien ?
- l’écoutant est dans une position d’acceptation inconditionnelle positive. Il propose ce faisant un espace psychique d’accueil, similaire à celui d’une imago « maternelle » bonne
- il perçoit et ressent les vécus de l’autre par empathie (identification projective)
- il n’est pas inquiet devant ces vécus car il est soutenu par le cadre proposé, puis, de plus en plus, par sa propre expérience accumulée au fils du temps
- il restitue à l’autre ses vécus, par la reformulation.
Nous voyons que tout ceci ressemble à l’exemple de la mère et de l’enfant, à la différence près que l’écoutant n’est pas chargé de détoxiquer les vécus de l’écouté. Cette détoxication est effectuée par l’écouté lui-même:
- grâce à l’expérience de renforcement de son contenant psychique par le fait même d’être accueilli, accepté et que ces vécus soient reformulés sans peur
- grâce à l’expérience de sécurité apportée implicitement par le cadre ; et plus particulièrement par le cadre horaire strictement délimité.
Cette stricte limite horaire transmet en effet un point fondamental qui pourrait se dire ainsi : » je peux durant un temps délimité aborder les questions les plus perturbantes pour moi et constater qu’une fois sorti de ce temps je retrouve mes propres forces habituelles. Je peux être très ému durant un moment et tout à fait contrôlé durant un autre temps « .
Au fil des entretiens l’intériorisation du cadre permet de renforcer la sécurité psychique : il y a un horaire délimité pour l’expression de certains vécus et ceci ne veut pas dire que le restant du temps en soit trop ébranlé, même au contraire. Le temps de l’entretien devient une métaphore de l’espace psychique interne : l’entretien est lui-même un sac contenant situé à l’intérieur d’un temps plus large et dans ce sac contenant peuvent se placer, s’écouter sans peur, les vécus les plus négatifs comme les désirs les plus opposés. De plus ce sac contenant tient le coup, puisque le cadre est systématiquement respecté.
4. Conclusion
Au cours des entretiens l’écouté, de plus en plus sécurisé par le renforcement de son espace psychique interne, pourra aller de plus en plus loin dans l’acceptation de la variété de ses vécus, et même de ses parties folles ou chaotiques. Ces dernières, reconnues, contenues, formalisées, n’auront plus besoin de se manifester sous des formes symptomatiques pesantes.
Au total l’ensemble du cheminement thérapeutique, qui possède sa logique et sa cohérence propre, favorise chez chacun la fiabilité d’un appareil à penser personnel capable de recevoir les chocs des mondes (intérieur et extérieur) et de les digérer.