4. Aperçus psychopathologiques

Plusieurs ordres de faits cliniques posent question. Il existe, grossièrement, deux contingents de trichotillomanes : ceux dont la conduite est apparue dans la première enfance et ceux pour lesquels elle est apparue à l’adolescence. Cependant on peut observer : que dans les deux cas elle semble apparue secondairement à un épisode renvoyant à la séparation, que dans le second cas, même en l’absence de conduites trichotillomaniaques dans les antécédents, on retrouve à la fois des conduites apparentées associées et des antécédents de conduites apparentées dans la petite enfance. D’autre part, il est manifeste que les trichotillomanies d’apparition tardive sont largement plus fréquentes chez les sujets de sexe féminin (3 à 4/1), contrairement aux trichotillomanies d’apparition précoce. Le postulat est finalement que l’équation perte dans la petite enfance- trichotillomanie est une constante : l’adolescence en ce qu’elle peut être considérée comme un moment de vulnérabilité posant à nouveau la question de la séparation d’avec les images parentales et parce qu’elle expose de la sexualité génitale, le cheveu y acquérant l’indiscutable fonction de caractère sexuel secondaire, n’est que le palimpseste d’une histoire écrite il y a longtemps.

M. Sperling soulignait la valeur économique de l’avulsion capillaire : le cheveu s’arrache et, tel le phénix, renaît sinon de ses cendres, du moins de ses racines. Le cheveu offre également une particularité topographique bien singulière : à la surface du corps, rattaché à lui, à la jonction du dehors et du dedans, il en est néanmoins détachable ; ainsi, il n’est ni complètement contrôlable comme pourrait l’être un objet interne, ni incontrôlable comme l’est l’objet externe.

Il paraît difficile dans un premier temps de poser de façon similaire des hypothèses sur les origines infantiles des conduites trichotillomaniaques apparaissant dans la petite enfance de celle apparaissant dans l’adolescence dans la mesure où, dans ce second cas, l’abord de la petite enfance est une démarche de reconstruction. Cependant on peut sans doute comprendre l’apparition de la trichotillomanie à l’adolescence ou l’âge adulte comme la ré émergence d’une conduite archaïque à la faveur d’un élément contextuel, l’après-coup de la sexualité génitale et certains facteurs ou remaniements spécifiques de l’adolescence lui donnant des caractéristiques spécifiques.

L’apparition des conduites trichotillomaniaques renvoie, le plus souvent, à un événement représentant la séparation ou la perte. E. Buxbaum a considéré que l’enfant utilisait, dans la trichotillomanie, son corps à la façon d’un objet transitionnel, comme moyen de défense primitif contre l’angoisse de séparation. Cette appréhension de la trichotillomanie nous permet de rentrer de plain-pied dans le champ de l’expérience transitionnelle, au cœur de ce type de conduite. Mais la trichotillomanie est-elle un phénomène transitionnel stricto-sensu ? L’émergence de la transitionnalité n’est possible que parce que la mère est initialement capable de s’adapter aux besoins du bébé, d’une part, et que l’environnement extérieur assure un minimum de continuité d’autre part. L’utilisation forcenée, compulsive du cheveu semble servir à lutter contre la menace d’extinction intempestive de la transitionnalité, liée à l’absence de la mère. L’accrochage de l’enfant à ses propres cheveux vient à la place du manque. Plus qu’un objet transitionnel, crée par l’enfant dans l’absence, le cheveu pourrait représenter ce que R. Gadini a défini comme objet précurseur, témoin d’un achoppement (parfois fugace) dans l’élaboration de la transitionnalité. D’autres types de comportements comme le balancement, le mâchonnement de joues etc. peuvent s’apparenter à la trichotillomanie.

La présence de conduites de ce type chez 85% des patients adultes, permet de penser que, chez les adultes les mécanismes qui déterminent la trichotillomanie sont en partie similaires à ceux que l’on retrouve chez les enfants trichotillomanes. La trichotillomanie se comprend alors comme un moyen compulsif de se défendre contre la vacuité et l’angoisse liée à la difficulté plus ou moins grande de gérer la séparation quel que soit l’âge.

Certains modèles éthologiques font d’ailleurs de la trichotillomanie la ré émergence d’une conduite archaïque, le grooming (conduite de pseudo-épouillage observée chez les primates), et son centrement sur soi, en situation de perte ou de privation.

Comme nous l’avons souligné, la trichotillomanie est la séparation du cheveu d’avec son propriétaire mais aussi une conduite où intervient de façon quasi constante l’oralité. Le cheveu est bien souvent suçoté, grignoté, mâchonné, voire avalé. Intimement liées on retrouve la succion du pouce (à tout âge) et, chez les patients plus âgés, l’onychophagie (elle aussi, ablation de phanères). Cette mise à la bouche que l’on peut percevoir dans le sens de l’incorporation et l’identification à la mère, permet le comblement de la béance laissée par son absence, plus que la réassurance contre sa perte. La description de nombreuses conduites de dépendance marquées de l’oralité chez l’adulte trichotillomane va dans le sens de la continuation de cette modalité de fonctionnement.

Cette approche des racines de la trichotillomanie permet à la fois d’appréhender certains éléments de son déterminisme dans la petite enfance en pointant comment des expériences réelles de perte ou de privation (ou des menaces réelles) peuvent, à l’époque où se joue la séparation d’avec l’image maternelle (cette fois-ci de façon intra psychique) s’exprimer dans le symptôme.

H. Stradeli a bien montré que les patients trichotillomanes ressentent (même devenus adultes) un sentiment d’inquiétude et de solitude quand ils sont séparés de leur mère, ou de ce qui la représente. Cette peur d’être laissé seul est surmontée si le patient peut se mettre à « compter sur lui-même » à travers l’éprouvé physique, par l’expérimentation de sensations corporelles le rassurant sur son sentiment d’exister (« Je me sens, donc je suis »), activité auto-érotique destinée à combattre le sentiment de solitude.

Nous avons suffisamment d’arguments cliniques pour postuler qu’une vulnérabilité particulière à la séparation ou la menace de perte est une dimension constante dans la trichotillomanie, pas forcément organisée et fixée, bien sûr. Les antécédents dépressifs avérés chez les patients trichotillomanes sont particulièrement fréquents (plus de 60 %) de même que l’existence contemporaine de la trichotillomanie et de la dépression (l’amélioration de celle-ci contribuant à la disparition de celle-là). En ce sens, la trichotillomanie ne permet pas de lutter efficacement contre la dépression et les angoisses dépressives.

Cependant, le véritable caractère pathologique se situe dans la répétition, la conduite trichotillomaniaque peut n’être que transitoire, témoin des avatars des processus de séparation normaux de l’enfant et de sa mère. L’existence de comportements d’arrachage ou d’avulsion , ou de carressage dirigés sur des objets extérieurs, associés à la trichotillomanie dans certaines observations nous semble d’ailleurs bien montrer comment l’on se trouve parfois à la juste limite de la transitionnalité.

L’adolescence, par ses remaniements et ses caractéristiques propres d’une part et la symbolique sexuelle liée à la chevelure d’autre part, est susceptible de rendre la trichotillomanie bien plus fréquente chez les sujets de sexe féminin, ce qui n’exclut d’ailleurs pas que des mécanismes prégénitaux puissent être actifs dans sa genèse.

Les femmes, privées de pénis (virtuellement castrées) auraient de plus grandes facilités d’utilisation de substituts phalliques dans l’expression des conflits. On peut considérer que les avatars de la séparation sont plus marqués à l’adolescence chez la fille que chez le garçon. Il est sans doute plus aisé pour un jeune homme de se tourner vers un objet de satisfaction substitutif (c’est-à-dire une femme) qui pourvoit encore à la satisfaction de certaines relations infantiles renvoyant aux besoins de dépendance à la mère, que pour une femme qui va être exposée brutalement à l’angoisse de séparation ne pouvant, et pour cause, guère trouver dans son partenaire (réel ou potentiel) la satisfaction de ses besoins de dépendance à sa propre mère. H.Greenberg et C. Sarner attribuent à la trichotillomanie une fonction « transactionnelle » entre la mère et l’enfant : la mère a autant besoin du symptôme que l’enfant et la trichotillomanie devient un compromis entre, d’une part le besoin d’affirmation de soi, d’autonomie mais aussi de maîtrise et d’autre part le besoin maternel de maintenir le statu quo ante (la dépendance). Ils ont baptisé cette modalité relationnelle mère-fille, par père inexistant interposé, la symbiose d’avulsion capillaire (« hair pulling symbiosis »). Cette histoire d’amour-haine exclut progressivement tous les autres membres de la famille. La mère semble concevoir sa fille comme étant au monde pour obtenir ce qu’elle n’a pas eu. Les efforts d’autonomie de la fille ne peuvent donc pas être tolérés. Chez la fille le symptôme est destiné à la mère, elle lui abandonne la lutte oedipienne en se séparant de ce qui désormais aurait pu la désigner comme femme. Pour H.Greenberg et C. Sarner, 75% des couples mère-fille répondent à ce modèle. J.T. Monroe et W.D. Abse retrouvent une même transaction pathologique.

J.J. Andresen a souligné dans une belle analyse de « Rapunzel », conte des frères Grimm, la valeur symbolique représentée par la coupe des cheveux à l’adolescence. Grâce à Dame Gothel (l’enchanteresse) une mère jusque là inféconde va enfin pouvoir procréer. Mais en échange de la fécondité elle devra lui confier son enfant dès la naissance. Rapunzel (c’est le nom de la petite fille née de ce pacte), est donc élevée par Dame Gothel. A douze ans elle sera enfermée dans une tour, n’ayant plus de contact qu’avec Dame Gothel. Sa très longue natte qu’elle laisse pendre hors de sa geôle sert d’échelle de cordée. Un prince, séduit par le chant de la belle, finit, à force de patience, par découvrir le secret de Rapunzel et la convaincre de son amour. Dame Gothel surprend le manège, coupe à ras la natte de Rapunzel et la chasse dans le désert. Elle guette ensuite le prince, l’attire dans la tour en laissant pendre la natte, se faisant passer pour la jeune fille. Le prince se laisse piéger. Maudit par Dame Gothel il devient aveugle. Longtemps plus tard il finit par retrouver son élue qui a entre temps mis au monde des jumeaux, fruits de leur union; les pleurs de la belle à l’occasion des retrouvailles lui font recouvrer la vue!

La puberté de la jeune fille et l’émergence de sa sexualité génitale entraînent la perte de sa mère (de son substitut maternel), la perte de ses cheveux et une longue période d’affliction. Les cheveux représentent bien le lien de ce couple exclusif mère-fille en ce qu’ils sont le moyen de leur réunion quotidienne. La coupe de la natte rompt le lien qui unissait la mère et la fille, elle représente la perte pour la fille d’une partie précieuse d’elle-même (la castration de sa féminité), elle donne (en réparation) à la mère ce qui avait appartenu à la fille, c’est-à-dire que ce don des cheveux à la mère permet de lui redonner sa capacité d’engendrer. Ainsi on peut voir que si l’une est femme l’autre ne peut l’être. Si l’une a la natte, l’autre ne peut l’avoir.