2. Les limites de cette lecture

A. Elle ne prend pas en compte le contexte

La lecture émotionnelle présente le défaut majeur de ne pas tenir compte du contexte du texte. Pourtant, un texte qui n’est pas compris dans ses contextes risque de devenir un simple prétexte, support à ce que je veux lui faire dire. S’il est vrai que la Bible est Parole de Dieu pour moi aujourd’hui, elle a d’abord été écrite pour des destinataires à un moment précis de l’histoire et avec un but particulier. A l’image de Jésus, pleinement humain et divin à la fois, la Bible est Parole de Dieu mais écrite dans un langage humain, au sein d’une culture précise.

Or la lecture émotionnelle directe oublie cette dimension historique des Ecritures et ne tient donc pas compte de la discontinuité profonde qui existe entre les écrits bibliques et notre réalité. La lecture émotionnelle ne voit la Bible que comme un recueil de paroles divines qui me seraient adressées directement, oubliant les spécificités temporelles, lexicales, bref sa dimension historique.

Comme le montre ce schéma (non reproductible ici), la Bible est à la fois parole divine et parole pétrie d’humanité. Dieu a parlé à travers des hommes et des femmes qui se sont exprimés dans leur langage. Chaque fois qu’on n’accentue qu’un seul aspect, un seul axe, les dérapages sont possibles: légalisme, magisme ou rationalisme. Ce qui fait le lien entre les deux axes, ce qui permet d’accepter ces deux réalités du texte, c’est la foi!

La lecture émotionnelle directe de la Bible équivaut à un oubli du caractère historique de la révélation biblique. La Bible n’est pas une révélation directe de vérités intemporelles.

Certains agissent avec les textes bibliques comme un homme qui, trouvant quelque part l’ordonnance d’un médecin célèbre, se dirait: «Ce médecin est bon, la recette doit être bonne; je vais l’employer pour me soigner.» Oui, ce que la Bible nous offre est excellent mais nous devons d’abord comprendre chaque texte dans son contexte pour ensuite l’appliquer intelligemment à notre contexte propre.

Pour découvrir le message permanent et universel de l’Ecriture, il faut d’abord rechercher le sens original, comment il fut compris par les destinataires, quelle était l’intention de l’auteur. Je laisse parler les auteurs pour éviter de parler à travers eux. Sinon, ma lecture risque d’être faussée et dans tous les cas, appauvrie. A cause des changements de situations intervenus depuis la rédaction de ces textes et de la distance qui s’est ainsi créée entre le lecteur contemporain et les textes bibliques, il arrive que je ne sache pas de quoi il est question dans un passage; ou bien alors ce que je comprend tout d’abord en lisant le texte ne corresponde pas du tout à ce que celui-ci veut dire en réalité! Un travail d’interprétation est souvent nécessaire pour bien comprendre la Bible.

Prenons comme exemple le discours de Paul sur la tête couverte de la femme (et pas sur le «foulard», anachronisme absent du texte). Ses propos prennent un autre relief si on les resitue dans le contexte de Corinthe. Dans cette ville grecque marchande, colonie romaine aux nombreuses religions, seules les femmes adoratrices de Dionysos et les prostituées portaient les cheveux défaits alors que la plupart des autres femmes, ici comme en Méditerranée orientale, se couvraient la tête pour sortir et surtout pour aller à la synagogue. Dans certains milieux juifs, on pouvait divorcer si son épouse était sortie dévoilée. La femme respectable se couvre donc, c’est le signe de sa dignité sociale. (Par exemple, le moment crucial de la cérémonie de mariage à l’époque était le soulèvement du voile de la mariée. Voir Pierre GRELOT, La condition de la femme d’après le Nouveau Testament, Desclée de Brouwer, 1995 ou Alfred Kuen, La femme dans l’Eglise, Emmaüs, 1994. )

Paul, dans ce passage sur le couvrement de la tête de la femme, essaie de trouver une spécificité chrétienne circonstanciée, en tension entre deux extrêmes dont il veut se distinguer: d’un côté, le silence et le statut d’infériorité de la femme dans la synagogue; de l’autre, une confusion volontaire des sexes et l’indécence des tenues des femmes dans les cultes païens de Corinthe. Il semble difficile de comprendre le sens de ce texte si on ne prend pas en compte la réalité historique, culturelle de celui-ci.

De même, savons-nous ce qui différencie un Sadducéen d’un pharisien ou d’un Zélote ? Un Lévite d’un sacrificateur ? Qu’est-ce que la fête des trompettes ou que signifie «le Léviathan» ? Qui est «Azazel», qu’est-ce que «ceindre les reins de son entendement» ? Plus simplement connaissons-nous le rituel de la Pâque que Jésus accomplit le jour de la Cène ? Savons-nous quelle signification avait la Pentecôte dans la Bible avant Actes 2 ? Ce sont là des questions à titre d’exemples pour révéler notre difficulté certaine à comprendre ce que nous lisons. C’est pour cela que nous avons besoin d’accompagner notre lecture de la Bible d’ouvrages d’érudits.

Si ces questions culturelles ou linguistiques ne prêtent pas trop à conséquence dans les textes simples, le contresens est beaucoup plus dangereux dans des passages didactiques ou d’éthique! Ainsi en est-il pour la compréhension de ce que la Bible dit de la colère: elle utilise différents termes pour décrire plusieurs types de colère. Loin d’interdire tout sentiment de colère, elle n’en condamne en réalité que certaines expressions. (Pour un développement de cette question, nous renvoyons à Jacques POUJOL et Valérie DUVAL-POUJOL, Les 10 clés de la relation d’aide, Empreinte Temps présent, 2003.) Ou encore, que voulait dire Jésus lorsqu’il interdit le divorce sauf pour cause de porneia ? Comment ses contemporains comprennent-ils ce mot ?

Le message biblique est ancré dans l’histoire. Sans écarter une lecture émotionnelle «pour se faire du bien», il faut le plus souvent s’intéresser au conditionnement historique des écrits bibliques pour être sûr de bien comprendre le sens du texte, des mots, des idées ou références culturelles employées… surtout quand cela touche à des engagements de toute une vie, à une direction spirituelle précise que nous devons prendre. Ne pas tenir compte de cet enracinement historique, de la dimension temporelle du texte risque de me conduire à des interprétations fausses et ne plus être qu’un support à une lecture partisane. J’en arrive des fois, sans m’en apercevoir, même si je me veux ouvert à l’esprit du texte, à lui faire dire un message tout différent de celui qu’il contient initialement.

Cette lecture risque aussi de confirmer des idées politiques, des attitudes sociales ou des enseignements théologiques ou éthiques simplistes voire dangereux. C’est le cas pour des sujets comme le remariage, l’avortement, l’euthanasie, la contraception ou la guérison. Les versets de la Bible, pris hors contexte, interprétés sans une étude sérieuse, deviennent autant de munitions pour défendre telle position. Au lieu de voir ce que l’ensemble des Ecritures dit d’un sujet ou bien d’étudier un passage pour comprendre son vrai sens, la discussion se résume à des échanges de versets isolés, souvent utilisés à contresens mais brandis sous le label « Parole de Dieu».

Par exemple, lors d’une conversation entre deux paroissiens sur un conflit divisant leur communauté, l’un avancera le verset: «N’abandonnons pas notre assemblée», pour justifier son adhésion à son église locale et l’autre lui répondra avec un texte de Paul: «C’est pourquoi, sortez du milieu d’eux, et séparez-vous, dit le Seigneur», justifiant lui son départ de cette communauté. Tous deux de fait tordent ici des textes pour légitimer leur position personnelle.

De même quelqu’un justifierait parfaitement un hédonisme exacerbé, un Carpe Diem version chrétienne en citant, hors contexte et sans analyse de ces passages, le verset de l’Ecclésiaste: «Jouis de la vie» ou bien celui de Paul: «Mangeons et buvons, car demain nous mourrons.»

Non seulement mieux connaître le contexte du passage empêche de se servir du texte comme d’un prétexte mais cela permet aussi d’enrichir notre appréciation du passage. Par exemple, on comprend mieux l’exclamation de Paul: «Misérable que je suis! Qui me délivrera du corps de cette mort ?», si l’on connaît la coutume de certains tyrans de cette époque d’attacher au corps du criminel le cadavre de la victime qu’il avait assassinée. Ainsi la façon dont il décrit la loi du péché n’en est que plus saisissante.

Prenons également l’exemple du beau texte d’Esaïe: « Une femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle allaite ? N’a-t-elle pas pitié du fruit de ses entrailles ? Quand elle l’oublierait, moi je ne t’oublierai point. Voici, je t’ai gravée sur mes mains » qui, même lu en surface, nous encourage, nous fortifie. Ce texte est encore plus poignant si on se souvient que Dieu fait cette déclaration à son peuple au moment où celui-ci est au plus mal de son histoire: Jérusalem est profanée, les soldats babyloniens ont pénétré le Saint des saints et Dieu ne semble pas venir au secours de son peuple, exilé à Babylone, la ville ennemie, parce qu’ils ont désobéi à Dieu. Leur question est: Comptons-nous encore, et malgré nos fautes, pour Dieu ? C’est à ce peuple que Dieu répond par cette déclaration, cette promesse d’une délivrance certaine.

La lecture émotionnelle ne permet pas vraiment au chrétien d’être équipé pour faire face à la vie et à tous ces défis. Elle l’enferme dans une citadelle de clichés et de slogans au sein de laquelle il se croit en sécurité. Cette citadelle risque de devenir sa prison, à cause de fausses interprétations de textes abusivement cités hors contexte. Il va toute leur vie se mettre sous un joug que Dieu ne lui demande pas de porter, bien au contraire. Que de souffrances inutiles, nuisibles on fait porter au chrétien comme cela!

Souvenons par exemple que l’esclavage fut prétendument justifié par la malédiction que Noé adresse à son fils, dont les descendants seraient les personnes de couleur noire: «Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan (fils de Cham) soit son esclave!» (Genèse 9,27) Or rien dans le texte biblique ne permet d’établir un lien entre Canaan, condamné à l’esclavage dans ce passage, et les personnes de couleur noire, d’Afrique notamment.

(Les descendants de Cham devinrent les Cananéens, peuple qu’assouvira Israël lors de la conquête du pays promis. (Nombres 13,29 ou Genèse 15,21) C’est la tradition qui bien plus tard et par intérêt, s’appuya à tort sur la malédiction de Cham et de son fils pour dire que Dieu justifie l’esclavage. Il faudra malheureusement attendre la fin du 18ème siècle pour que des chrétiens comme Wilberforce commencent à lutter contre l’esclavage. Mais ce n’est qu’en 1848 que l’esclavage fut officiellement aboli en France. Ce n’est qu’en 2001 qu’une loi de la République Française a reconnu l’esclavage comme un crime contre l’humanité.)

B. Le lecteur risque d’avoir une foi infantile

C’est là la seconde faiblesse de la lecture émotionnelle qui nous conduit souvent à ne lire que des textes assez faciles. Pourquoi considérerions-nous certains textes comme inutiles à l’édification de notre foi ? Pourquoi nos prédécesseurs ont-ils tenu, parfois au péril de leur vie, à nous transmettre l’ensemble de la révélation et non pas seulement les psaumes ou les Evangiles ? Il n’y a qu’à songer au coût de la transmission de la Bible au cours de l’histoire de l’Eglise, que ce soit les années passées par les scribes pour nous la transmettre ou les Bibles cachées au péril de nombreuses vies en temps de persécutions, pour se rendre compte du caractère précieux de l’ensemble de la révélation. De quel droit picorerions-nous seulement certains passages dans notre méditation ? Dans quelle mesure n’établissons-nous pas alors un nouveau «canon dans le canon» ? Comment prétendre obéir et marcher dans la volonté de sa parole si je ne tiens pas compte de l’ensemble de celle-ci ?

C. Le « magisme »

Cette lecture émotionnelle risque de conduire le chrétien à entretenir avec le texte biblique un rapport superficiel quasi « magique » avec lui. La tentation est grande de considérer sa lecture de la Bible comme une sorte « d’horoscope chrétien »: en la lisant, il essaie de voir ce que Dieu a à lui dire aujourd’hui, pour y trouver le mot quasi « magique » de circonstance. Certes, Dieu peut se servir d’un verset pour nous guider, mais ce n’était pas là le but premier ni sa façon générale de nous parler!

D. La subjectivité

La plus grande faiblesse de cette lecture est peut-être l’illusion de croire que lorsque nous ouvrons la Bible, nous la lisons de façon neutre ou objective. Alors qu’en fait, nous la lisons toujours avec notre arrière-plan personnel, culturel ou ecclésial. Ces influences façonnent une sorte de «grille d’interprétation» des Ecritures, un ensemble d’idées préconçues qui se déploie chaque fois que nous sommes face au texte.

Le sens «évident» de certains passages n’est souvent qu’une évidence subjective, résultat du déploiement de cette grille. Notre système de pensée, les traditions dans lesquelles nous avons grandi, nos expériences, nous préconditionnent à certaines interprétations. Ce n’est plus le texte qui nous parle mais nos présupposés qui dictent une compréhension du texte.

Au lieu d’exégèse, qui consiste à partir du texte pour en trouver son sens, nous pratiquons souvent l’eiségèse, c’est-à-dire que nous trouvons dans le texte quelque chose venant de nous. Du coup le sens que nous retirons du texte est notre reflet propre et non celui du texte. C’est un peu, explique le théologien Paul Wells, comme si nous agissions avec le texte comme un ventriloque avec sa marionnette!

(Voici un exemple d’eiségèse: Le verset «Lorsqu’une femme deviendra enceinte, et qu’elle enfantera un mâle» de Lévitique 12,2 a été interprété par certains sages de la tradition juive comme le fait que la naissance d’un enfant mâle provient d’une participation active de la femme. Ainsi, si la femme est plus active dans l’acte sexuel de fécondation, l’enfant sera de sexe masculin; dans le cas inverse, il sera de sexe féminin.)

La solution n’est pas de nier ces présupposés, ce serait nous abuser nous-mêmes. Il est préférable de les identifier pour être vigilants dans notre lecture, d’affronter ouvertement les conflits cognitifs que nous allons rencontrer. (Un «conflit cognitif» se produit lorsque je suis sûr de quelque chose, d’une pensée et que je reçois une information crédible et sûre me disant le contraire de ce que je crois.) Il en résultera une plus grande sensibilité au message contenu là pour nous aujourd’hui.

Conclusion

La lecture émotionnelle place donc le lecteur qui la pratique face à des difficultés se résumant ainsi: cette lecture directe, qui prend le texte dans son état brut et veut en percevoir le sens directement, oublie la nécessaire distanciation entre le texte et le lecteur, distance qui permet au souffle de l’Esprit de passer. C’est une lecture fusionnelle qui ne nous permet pas toujours un face-à-face constructeur entre Dieu, sa parole et nous-mêmes. Elle est utile pour la méditation personnelle mais en tout cas insuffisante pour nous construire des convictions, trouver des repères, apprendre et comprendre.

Comment éviter que la lecture de la Bible devienne une sorte de Rorschach théologique dans lequel chaque groupe, chaque personne trouverait uniquement l’expression de ses propres attentes ? (Le Rorschach est un test psychologique qui permet d’identifier les projections de notre inconscient. On montre à la personne une tache de peinture et elle doit dire ce qu’elle représente à son avis.)

C’est cette question que nous étudierons au chapitre suivant.

Bibliographie

Daniel LYS, La Bible en otage. Comment sortir des lectures hérétiques, Editions du Moulin, 2000

Elie MUNK, La voix de la Torah, commentaire du Pentateuque, Le Lévitique, volume III, Fondation Odette Lévy, 1978

L’auteur : Valérie Duval-Poujol est Doctorante en théologie (en exégèse).