2. LES ASPECTS POSITIFS DES CONFLITS DE COUPLE

On a longtemps pensé que si un couple avait peu de disputes sinon aucune, les évitait systématiquement ou les réglait par abus d’autorité, c’était bon signe. Il était admis que discuter, argumenter, s’opposer, était répréhensible. L’affirmation des psychologues et des sociologues selon laquelle les conflits sont une partie intégrante des relations et comportent des aspect bénéfiques est relativement récente.

Selon Saint-Exupéry, nous vivons « non des choses, mais du sens des choses ». Apprenons donc à trouver le sens de nos désaccords.

A. Nos heurts quotidiens sont un signe que notre couple est vivant

Le signe distinctif du phénomène vivant c’est la lutte : «  La lutte est la loi, la structure de l’être », a dit Jean Lacroix. De même que la vie n’est pas un état mais une lutte, de même une relation de couple n’est pas statique mais dynamique. Les mésententes que l’homme et la femme doivent résoudre jour après jour prouvent que leur union est une réalité vivante.

B. Les oppositions construisent l’IDENTITE de chacun

Chacun de nous s’identifie en se différenciant. C’est parce que quelqu’un nous résiste que nous réalisons notre existence, et la sienne. Pour avoir conscience d’être, il faut un autre à qui s’opposer. L’autre nous révèle à nous-mêmes. Toute opposition nous permet à la fois de nous reconnaître dans l’autre car il est un être humain comme nous, et de nous identifier aussi comme absolument différent, distinct.

On comprend qu’une conception qui tendrait à évacuer du couple tout affrontement engendrerait une ambiance psychiquement malsaine. Un ménage dans lequel les deux partenaires souhaitent être d’accord, penser identiquement, font taire toute velléité de discussion et tendent à un consensus total, ce ménage-là connaît en fait une atmosphère insupportable.

La personnalité de chacun tend alors à se dissoudre dans une espèce de fusion, de dépersonnalisation. Ce consensus est vécu comme un refuge car j’évite ainsi la rencontre-heurt avec l’autre, et l’inconfortable remise en question de moi-même par le dialogue. Dialoguer implique que je renonce à croire que je possède toute la vérité. Si j’estime que mon opinion, mes paroles sont la vérité parfaite et révélée, le dialogue est impossible. Je ne fais que dominer et manipuler l’autre.

Les conflits favorisent la maturation des partenaires. Un couple qui évite tout affrontement vit une existence mutilée de ses possibilités, une vie certes « sans histoires », sans problèmes, mais aussi « sans histoire », c’est-à-dire sans évolution dynamique. Comme l’a dit le psychiatre Spitz, « une existence sans conflit est une existence d’avare ».

Si les querelles conjugales sont bien gérées, elles conduisent chacun à se responsabiliser, à remettre salutairement en question ses valeurs et ses motivations.

C. Les différends au sein du couple obligent à reconnaître l’existence de l’autre

Affronter signifie qu’en face de moi il y a un autre front, c’est-à-dire une autre intelligence : le heurt, un peu brutal parfois, est une rencontre avec un de mes semblables. Je suis une personne qui communique avec une autre personne.

Le philosophe Martin Buber a parlé de ce dialogue en termes de Je-Tu et non de Je-cela. L’autre est un Tu, non un cela, un objet. Buber souligne que c’est le Tu, l’autre, qui constitue le Je comme Personne.

Mon partenaire, en face de moi, est l’Autre qui m’interpelle et m’échappe tout à la fois. Quoi que je fasse, la certitude de son existence est une réalité incontournable. Par sa seule présence, il est soit une chance, soit une menace pour ma tranquillité.

En effet, comme il est un miroir, il me renvoie une image de moi-même qui me déplaît peut-être car je me vois autrement. Alors j’ai envie de l’éliminer de mon chemin, de casser le miroir plutôt que d’examiner l’image qu’il me donne de moi. L’autre me parle et ses paroles ont un sens, une cohérence.

Je dois choisir : après m’être heurté à lui, soit je ferme mes yeux, mes oreilles et mon cœur pour ne plus le voir ni l’entendre, soit j’admets qu’il est là, et que sa présence est voulue par Dieu pour notre progression à tous les deux.

Le philosophe Levinas a cette formule : « Autrui m’importe », qui est à mettre en relation avec une phrase bien différente souvent proférée dans les couples en crise : « Lui (elle), je m’en f… ! »

Reconnaître l’existence de mon partenaire, c’est accepter des possibilités de désaccord avec moi. Il est et sera toujours différent de moi, je ne suis pas le centre du monde et mon point de vue n’est pas le seul valable.

Une dissension dans mon couple est donc utile en ce qu’elle m’oblige à être attentif à l’autre, à le regarder et l’écouter. Il n’est pas fait de pâte à modeler, malléable à volonté. D’ailleurs, si je veux le transformer, n’est-ce pas parce que j’aimerais qu’il me renvoie une meilleure image de moi-même ? Mon partenaire est un être humain, un don de Dieu pour marquer dans ma vie des limites à mon pouvoir et à ma liberté et pour favoriser ma maturation.

D. Les mésententes de couple révèlent ce qui resterait caché sans cela

1. Elles révèlent l’autre

Certains de ses problèmes font surface, peuvent être discutés et résolus. Il y a une rupture bénéfique qui débloque certaines situations inextricables. Le conflit est un langage qui va manifester la nature de l’autre et me permettre de mieux le connaître. Une personnalité, c’est un immense domaine, mouvant, insaisissable, complexe, qui se cache et ne se révèle que de temps à autre.

Une attitude agressive peut aussi constituer un appel. Si mon partenaire se sent insignifiant, estime qu’il est une non-personne, il va commencer une dispute pour prouver qu’il existe. En m’affrontant, il me dit inconsciemment : « Regarde-moi ! Ecoute-moi ! Je compte ! Je voudrais que tu me reconnaisses comme une personne ».

Je devrais apprendre à décrypter les « orages » au sein de mon couple, car ils ont un sens. L’autre cherche à me communiquer quelque chose. Peut-être certains de ses besoins ne sont-ils pas assez compris ? Le dialogue est donc très important : c’est la parole (logos) grâce à laquelle chacun franchit la distance (dia) qui le sépare de l’autre.

2. Elles me révèlent à moi-même mes côtés cachés

Si je les évite, c’est que je sais qu’elles dévoilent qui je suis réellement, qu’elles disent la vérité sur moi-même. Elles révèlent ma pensée intérieure, les émotions que je refoule et que j’enfouis profondément.

Carl Rogers appelle congruence  la coïncidence entre les sentiments que nous éprouvons et ceux que nous exprimons. Cette congruence est rare entre partenaires, parce que ceux-ci craignent la désunion, le rejet, la rupture de la relation. Alors ils prennent garde à faire taire leur langage intérieur, s’en tenant à leur langage extérieur. Mais c’est précisément parce qu’ils évitent les affrontements qu’ils ne sont pas en mesure de vivre des relations authentiques, congruentes.

Ils cachent et refoulent leurs émotions et opinions véritables, ils masquent leurs problèmes, empêchant, par des moyens artificiels, l’explosion de leur ressentiment. La communication est bloquée et faussée : ce n’est pas leur moi authentique qui parle, mais un moi de surface qui bavarde de sujets insignifiants où tout risque de mésentente est exclu. Leurs souffrances n’ont nullement disparu et risquent de s’envenimer.

E. Les conflits sont des facteurs d’équilibre et de changement dans le couple

Pourquoi un couple serait-il uniquement caractérisé par l’ordre ? La vie commune est faite aussi bien de mouvements que d’ordre, de divergences que d’accord, d’antagonismes que d’union et il n’y a aucune raison de privilégier l’un de ces aspects.

Sans affrontements, l’équilibre d’un couple serait statique. Ce sont les forces opposées qui le rendent dynamique, entretiennent sa vie, maintiennent sa cohésion, approfondissent le partage.

Le philosophe Héraclite affirmait déjà que l’harmonie procède d’une lutte entre les contraires, c’est l’accord de tensions inverses : «  Ce qui est taillé en sens contraire s’assemble ; de ce qui diffère naît la plus belle harmonie ; tout devient par discorde. » Il est l’auteur de la célèbre formule : « Polémos (le conflit) est le père de toutes choses. »

Par ailleurs les désaccords favorisent le changement. Un couple, parce qu’il est composé de deux êtres vivants, a besoin de bouger, de changer, d’avancer. Ce qui favorise ces évolutions, c’est la contradiction, la contestation, qui induisent l’innovation. En effet une relation sans opposition, sans question, tombe dans la sclérose.

Les heurts entre partenaires offrent l’occasion de faire lucidement le point sur leur relation : est-elle saine ou malsaine, chaleureuse ou indifférente, satisfaisante ou frustrante, profonde ou superficielle ? Ils constituent une chance d’améliorer la relation parce que, après un échange mutuel d’opinions, chacun identifiera mieux les besoins et comprendra davantage les idées de l’autre.

C’est, paradoxalement, une preuve d’amour que de s’engager dans une discussion, même animée, car c’est risquer de se laisser transformer par les arguments de l’autre. Une franche explication vaut mieux qu’un silence de mort qui cache de l’indifférence et la conviction pessimiste que la communication est inutile. L’opposition prouve au moins qu’une relation existe. Le psychiatre Spitz note que « les conflits se produisent à cause de ‘l’être en relation’ et non à cause de l’absence de relation ».

Une jeune femme disait être malheureuse dans son ménage. On lui demanda si elle se disputait souvent avec son compagnon. Elle répondit : « Malheureusement, nous ne nous disputons jamais. Nous n’avons absolument rien à nous dire. »

Nous venons de dire que les tensions peuvent produire des modifications dans le couple ; mais il y a de nombreuses résistances à l’innovation. La grande majorité des gens préfère maintenir l’ordre établi parce que les habitudes sont rassurantes. Changer, c’est aller vers l’inconnu. Alors nous nous opposons fortement à toute nouveauté car notre sécurité affective est en jeu. Nous refusons de laisser la relation évoluer. Nous restons sur nos acquis, même s’ils sont faibles et décevants, par peur de l’inconnu. Devant toute nouveauté la tentation première est toujours le repli sur ce que l’on connaît déjà bien.

Mais c’est comme vouloir immobiliser un morceau de musique à un moment donné, sur un accord que l’on croit parfait. Un couple, c’est comme une symphonie en train de se jouer et l’immobiliser, c’est l’arrêter. On résiste au changement parce que l’on a décrété que l’habituel, le régulier, le normal, est bon et que l’inhabituel est mauvais.